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Evgueni Kissin, intégrale des concertos de Beethoven

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Paris. Théâtre des Champs-Elysées. 28 et 30-X-2004. Ludwig van Beethoven : Intégrale des concertos pour piano et orchestre. Evgueny Kissin (piano), Orchestre National de France, Kurt Masur (direction).

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Soirée de gala au Théâtre des Champs-Elysées. Le « tout-Paris » est présent, la fine fleur de la critique parisienne est de sortie. On jouera ce soir à guichets fermés. Malgré cela, nombreux sont ceux qui tentent leur chance avec leur petits panneaux « Cherche 1 place », au cas où … Mais quelle est donc l'affiche qui suscite un tel engouement du public ? S'agirait-il de la dernière diva à la mode ? D'une grande soirée d'opéra ? Rien de cela pourtant … Le Maître que tous sont venus entendre ce soir a tout juste 33 ans, et pourtant déjà plus de 20 ans de carrière ! Il s'agit d', l'ex-prodige russe, qui a à peine 12 ans ouvrait le fameux Concours Tchaïkovsky de Moscou en interprétant les deux concertos de Chopin dans une même soirée, devenue depuis légendaire.

Mais aujourd'hui, Kissin n'est plus simplement un jeune phénomène. En s'attaquant aux cinq concertos de Beethoven en deux soirées, c'est son statut de Maître du clavier qu'il compte bien démontrer. Juste après Montpellier et Lisbonne, et avant Londres, Lucerne, Rome, Madrid, Vienne, Munich et Berlin, c'est donc Paris que Kissin a choisi pour livrer son interprétation de cet Himalaya pianistique. Himalaya non seulement par les aspects purement techniques, mais surtout par la multiplicité d'atmosphères de ces cinq concertos. Car si de nos jours nombreux sont ceux qui peuvent en surmonter les difficultés purement digitales, peu sont capables d'en capturer l'esprit. Du classicisme des premiers concertos à l'héroïsme du dernier, ces chefs-d'œuvre montrent en effet un Beethoven en pleine évolution stylistique et aux multiples visages.

a choisi de suivre l'ordre chronologique de composition des concertos. Il débute donc avec le Concerto opus 19, second dans l'ordre de publication, mais en fait premier achevé. C'est très logiquement dans une optique classique que l'aborde le pianiste russe. On apprécie ainsi dès le premier mouvement un usage minimal de la pédale, conférant aux lignes mélodiques une pureté et une simplicité salutaires dans une œuvre quelque peu volubile. L'orchestre n'est malheureusement pas à la hauteur du soliste, manquant cruellement de couleurs et surtout très peu juste par moments — soulignons que l'accord fut bien laborieux, avec un hautbois très bas. Cette optique « classique », qui nous semble tellement convenir aux mouvements vifs, appliquée au mouvement médian, occulte malheureusement la tendre douceur et le drame sous-jacent. Et brusquement cependant, chef et soliste changent de direction à la fin de cet Adagio, avec des sonorités plus irisées et une pédale qui se fait plus présente. Belle plastique sonore en soi, mais tout cela semble bien décousu par rapport aux premières mesures. Une réelle impression de manque de direction se dégage de l'écoute de ce second mouvement … Heureusement, avec le Rondo finale, la fête pianistique reprend ses droits. Fête pianistique, oui, avec un jeu rhapsodique et truculent à souhait. Mais là encore, l'orchestre apparaît bien sec et clinquant, avec une justesse toute relative (ce qui s'avère bien cruel lorsqu'on accompagne un instrument tempéré !).

Le Concerto opus 15 nous est proposé également avant l'entracte. On aurait souhaité que l'orchestre puisse se ré accorder auparavant … Et il y eût bien une tentative, mais malgré les yeux noirs de Sarah Nemtanu, violoniste super soliste du National, l'indiscipline du public rendit cette manœuvre bien vaine. Toujours est-il qu'avec cette pièce, c'est un Beethoven nettement moins « galant » qui est à l'œuvre. Kissin l'a bien compris. Il empoigne son instrument avec puissance et décision. Le National est lui bien plus sage, et l'on se demande parfois si l'on a pas en face de nous un petit orchestre baroque plutôt qu'un symphonique, tant la lutte avec le piano semble en défaveur de l'ensemble aux couleurs acides dirigé par  ! C'est un Kissin sobre et recueilli qui aborde le second mouvement. Moment de grâce … Malheureusement encore une fois gâché par un orchestre qui semble confondre Largo et Andante, douce romance et marche militaire. Non seulement le rythme fluctuera tout au long du mouvement, le soliste essayant de remettre dans le droit chemin un chef sans inspiration, mais on notera aussi les incroyables fautes d'intonation de la petite harmonie. Tout s'arrange néanmoins avec l'Allegro scherzando final, mélange de puissance et de finesse, au caractère rhapsodique très prononcé, avec un chef enfin à l'écoute de son flamboyant soliste.

Les protagonistes reviennent sur scène après la pause pour ce qui constitue le plat de résistance de cette première soirée : le Concerto en ut mineur. Le langage de Beethoven s'y révèle bien plus personnel encore que dans le concerto précédent. La troisième symphonie semble déjà se profiler … La partie orchestrale est plus consistante que dans les deux premières œuvres, et cela s'en ressent ! Le National et son chef semblent bien plus impliqués, et l'équilibre piano / orchestre est enfin satisfaisant. C'est une interprétation résolument « mâle » et fière que propose Evgueny Kissin. On notera un emploi toujours minimal de la pédale, et surtout une main gauche omniprésente qui fait sonner merveilleusement les accentuations décalées sur les temps faibles voulues par Beethoven. Le Largo central est certainement l'une des plus belles inspirations du maître de Bonn. Pas d'alanguissement cependant, pour ce nocturne au cours duquel soliste et orchestre auront rivalisé de sonorités plus belles les unes que les autres. Et outre le très bel accompagnement de , les figures d'accompagnement de l'orchestre par le pianiste auront été tout aussi réussies. C'est dans une véritable course à l'abîme que se clôt cette première soirée. Derrière une apparente légèreté, Kissin et Masur choisissent de mettre en valeur l'urgence de ce mouvement, avec des tempi effrénés.

Sous les applaudissements fournis d'un public conquis, le pianiste russe régale l'audience de deux pièces d'un Beethoven beaucoup plus léger : une Contredanse et une Ecossaise au cours desquelles se manifestent tout son humour et sa finesse. Au bilan, une bien belle soirée de piano, confirmant le statut de Maître de Kissin, mais qui aurait gagné à bénéficier d'un accompagnement plus propre (que de problèmes de justesse !) et engagé. Néanmoins, le troisième concerto nous permet d'espérer un second concert bien plus satisfaisant d'un point de vue orchestral.

Rendez-vous donc deux jours plus tard … Salle toujours aussi comble. Critiques toujours présents, mais souvent pas les mêmes confrères ! N'en doutons pas, ceux qui n'étaient présents qu'un soir ne se garderont pas de critiquer les deux concerts, c'est coutumier … Cette fois-ci, c'est le Beethoven de la grande maturité qui nous est proposé. Et chronologie oblige, c'est avec le Quatrième concerto que débute la soirée. Contemporain du Concerto pour violon ou encore de la fameuse Sonate Appassionata, il est également le plus atypique des cinq. Excepté le Rondo final, on est en effet face à une œuvre singulière, avec un mouvement lent très énigmatique et se prêtant à de nombreuses interprétations, et un Allegro initial innovant où le piano commence seul (Saint-Saëns puis Rachmaninov reprendront l'idée des années plus tard). Et dès ces premières notes, comme l'avant-veille, Kissin « en impose ». Sonorité d'airain, grande agogique … Néanmoins, à force de trop privilégier un certain héroïsme, une marche en avant inéluctable, le pianiste occulte quelque peu le lyrisme et le sentiment de liberté qui traversent l'ouvrage. La cadence de l'Allegro moderato semble quant à elle manquer de feu. Vient ensuite le très bref Andante con moto. C'est dans une optique assez traditionnelle que chef et soliste abordent ce petit joyau. A un Kissin très recueilli répond un orchestre engagé, menaçant. Mais finalement, le pianiste aura le dernier mot avant de se lancer dans l'insouciance du Rondo final. Ce dernier mouvement permet tant au soliste qu'à l'orchestre de mettre en valeur leurs virtuosités respectives, même si là encore, malgré une direction réellement soignée et engagée de , c'est Kissin qui impressionne le plus, tant sa capacité à tenir les longues lignes mélodiques et à la fois à accentuer les contrastes de l'œuvre impressionnent.

Enfin vint celui que tous attendaient, le fameux Concerto Empereur. La virtuosité, le brio des mouvements vifs, la tendre cantilène du second mouvement … Un révélateur implacable pour le duo piano et orchestre. Et l'on peut dire que l'on n'a pas été déçu ! Comme on pouvait déjà le pressentir dans les deux concertos précédents, soliste et orchestre sont ici en pleine adéquation. Dès l'accord initial et la cadence pianistique qui s'ensuit, on sait que l'on assistera à un véritable feu d'artifice. Le sens du rythme (ces si difficiles superpositions binaire / ternaire du premier mouvement) et surtout des accentuations (ils sont si peu nombreux les pianistes qui accordent tant d'attention à ces phrasés si spécifiquement beethovéniens !) impressionne. On pourra relever ici et là quelque attaque de cordes hasardeuse, on s'édifiera encore devant un hautbois si désespérément bas. Mais peu importe, car de l'énergie débordante de l'Allegro à la folle danse du Rondo en passant par le chant d'amour de l'Adagio, il y eut finalement assez peu de choses à redire !

Sous les vivats, Kissin, après avoir tel un gentleman offert quelques roses aux solistes féminines de l', offrit quelques moments de bonheur supplémentaires à son public. Ce fut dans un premier temps le brillantissime Rondo « Die Wut über den verlorenen Groschen », annoncé en français (« La colère pour un sou perdu ») par le virtuose. Cette pièce, exécutée dans un tempo fulgurant, finit de conquérir un public qui en redemandait encore. Et comme l'avant-veille, c'est avec une Contredanse et une Ecossaise que le Maître prit un congé bien mérité …

Crédit photographique : © DR

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