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Des Troyens conquérants

« Un aigle irrité auquel on a refusé son essor » : le portrait que brosse Théophile Gautier du « Grand Hector », nous rappelle combien furent sombres les dernières années parisiennes du musicien.

Refus, malédiction : autant d'obstacles conspirant contre sa reconnaissance dont la vaine « Panthéonisation » annoncée, remise, abandonnée, fut l'an dernier, un nouvel avatar. A défaut des honneurs de la pierre, le dvd (et le disque : lire la critique du Benvenuto Cellini par notre confrère Jacques Hétu en cliquant ici), est en passe de restituer au génie musicien, un peu de son lustre.

Objet de sa plus grande et profonde déception, l'opéra « Les Troyens », fut pour leur auteur, , une succession de ressentiments amers, la confirmation que toute gloire lui était interdite. Ce qu'il tenait pour sa dernière grande œuvre lyrique, l'équivalent de la tétralogie Wagnérienne, ce qui devait être un cycle jamais vu ni écouté jusque là, fut tout bonnement évacué par l'insouciant et pompeux Second Empire qui lui préféra toujours Meyerbeer et Offenbach.

Pourtant la fresque est inclassable autant que visionnaire : les cinq actes – presque 4h20 de musique- nous sont restitués ici quand le compositeur, de son vivant, ne put monter qu'une version réduite et dénaturée en « deux actes » (Paris, théâtre lyrique, 1863), devant un public visiblement déconcerté par sa démesure et ses audaces.

Lecteur de Virgile, Gœthe et Shakespeare, jamais Berlioz ne fut autant inspiré. Il y convoque les héros de l'Enéide en de terrifiants et sublimes tableaux : la musique façonne une épopée exaltante où les scènes humaines, d'un pessimisme noir, sont vivifiées par l'apparition des héros de la Mythologie. Berlioz nous livre sa science musicale (qui cite Rameau et Gluck), son étonnante culture poétique et littéraire (de Virgile, il puise le montage du livret qu'il écrit lui-même en y associant le souffle de la poésie Shakespearienne), surtout une idée du théâtre musical digne d'un tympan grecque : son marbre est le plus pur et les lignes qu'il y cisèle, sont du plus noble style.

Par l'œuvre d'une technologie qu'il ne connaissait pas, voici aujourd'hui une réalisation qui rend un honneur posthume, tardif certes, mais d'une indiscutable réussite. Cette « revanche technicienne » ne doit pas diminuer ce qui est surtout une interprétation superlative à laquelle le dvd rétablit (presque) le déploiement scénique (théâtre du Châtelet, octobre 2003) et la quasi perfection de la tenue vocale et instrumentale.

Il y eut la lecture de (Philips) : legs légitime des Britanniques pour un compositeur qui dirigea à de nombreuses reprises l'orchestre d'une certaine New philharmonic society à Londres…

Pour l'heure, voici un nouveau défricheur de la fidèle Albion, Sir  : le défenseur des sons restitués dans leur patine d'époque, (le choix des instruments, le dosage des effectifs, la lisibilité « historique ») fait merveille. L'étoffe de l'orchestre (« romantique et révolutionnaire »), la solide préparation des chœurs rendent grâce au travail de Berlioz sur la couleur et la construction modale. Davis ne peut pas rivaliser avec son compatriote. L'orchestre ici flamboie d'un sang régénéré : il creuse les plaies ouvertes, transcende la convocation des esprits des héros morts (à la façon d'Ingres dans « le songe d'Ossian), jetant sur la chair des figures de la scène, ombres et lumières, glacées et fantastiques, restituant avec une grande cohérence, la balance axiale entre le réalisme des individualités douloureuses et la grandeur épique des mouvements collectifs.

Certes la mise en scène de ne transporte pas mais nos yeux se repèrent facilement dans ce dédale de lieux mythiques, de la Troie incendiée à la féerique et langoureuse Carthage : le metteur en scène d'origine grecque a préféré l'épure au fatras décoratif ou à l'hyper actualisation, en général de mise pour les « grandes machines lyriques ». Son miroir incliné qui donne à voir le fond de la scène, éclaire l'action collective, insistant davantage sur le flot du groupe moins sur la miniature. L'évocation du Cheval aux entrailles diaboliques, réduit à une tête telle l'apparition d'un spectre, est une heureuse trouvaille.

Pourtant la partition fleuve n'écarte pas l'intimité langoureuse (nuit d'ivresse et d'extase du duo Didon/Enée, Acte IV). Mais l'acte Carthaginois a moins inspiré Kokkos où le cadre des amours et de la rupture de Didon et Enée, se borne à quelques cadres coulissant, des escaliers sobres, sous une lumière désincarnée. L'histoire berliozienne résonne pourtant par sa chaleur exotique surtout passionnelle…

Nous ne reconstituerons pas la généalogie des versions discographiques antérieures. Seule une version sort du lot par son excellence vocale, celle du déjà cité (Philips) où John Vickers (Enée), Joséphine Veasey (Didon), Berit Lindholm (Cassandre) entre autres, donnaient une leçon de déclamation à la française, d'autant plus méritoire pour des chanteurs étrangers.

Ici, le plateau de solistes est moins cohérent : il ne s'agit pas de la qualité et de la beauté des timbres, tous sont sur ce plan, indiscutables. Mais nous voulons parler de ce supplément d'âme qui fait d'un chanteur un comédien par l'engagement qu'impose son jeu. Et là, il n'y a qu'un couple qui « embrase » la scène, la Cassandre d' et le Chorèbe de . La première est hallucinée, véritable torche illuminant la scène (la star de cette production, c'est elle et rien qu'elle !) ; le second croise avec la noblesse de la diction, une humilité plus qu'émouvante. Tout d'un coup (superbe duo « quand Troie éclate » de l'acte I), sous le masque des héros antiques, perce la souffrance des individus déchirés par un destin impitoyablement vorace.

Plus frustrant à notre goût, le style réservé des deux protagonistes (il est vrai immenses rôles vocaux et scéniques) : Didon () et Enée (). Didon un peu sage, paraît parfois d'une pâle fadeur aux côtés du tempérament de son ainée Veasey ; Kunde, indéniablement musical, passif et sans profondes brûlures, s'obstine dans des lamentations étirées. L'Enée berliozien est constamment tiraillé entre son désir et son destin. On aimerait plus de déchirement nuancé, de terrifiantes angoisses pour un rôle qui tient et de Racine et de Shakespeare. Les seconds rôles ne déméritent pas, bien au contraire.

Côté bonus, le docu signé E. Moritz dévoile l'ampleur de la tâche relevée avec tact et pugnacité par le collectif : chacun y va de sa vision de son rôle, de sa compréhension de Berlioz et de la difficulté à exprimer ce qui compose l'essence du théâtre berliozien : grandeur et vérité, cimes épiques et éloquence déclamatoire.

Pour conclure : voici le DVD de l'année et certainement une version des Troyens avec laquelle il faudra désormais compter.

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