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Peter Schreier chante et dirige

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Douai. Eglise Notre Dame. 08-III-2005. Johann Sebastian Bach : (1685-1750) Johannes Passion BWV 245. Barbara Christina Steude, soprano ; Susanne Blattert, mezzo-soprano ; Yves Saelens, ténor ; Markus Butter, basse ; Egbert Junghanns, baryton ; Hansjörg Albrecht, continuo. Chœur régional Nord/Pas de Calais (chef de chœur : Eric Deltour), Orchestre National de Lille, direction et ténor (Evangéliste) : Peter Schreier.

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Le cumul des passions

En invitant à venir le diriger dans la Passion selon Saint Jean, l' conviait à son pupitre un des représentants les plus éminents de la tradition « Est-Allemande » de l'interprétation de Bach, illustrée avant lui par des chefs tels que Rudolf Mauersberger, Martin Flämig ou Gunther Ramin. A cette tradition accordant une importance première au texte, au drame et à la foi religieuse, et caractérisée par l'ampleur des effectifs, ajoute souplesse et musicalité et utilise des chœurs d'adultes, alors que ses illustres devanciers, cantors de maîtrises, utilisaient naturellement des chœurs d'enfants.

a lui-même débuté comme contralto enfant au vénérable Kreuzchor de Dresde dans les années 1940, et a enregistré en tant qu'évangéliste les Passions sous de nombreuses baguettes : Richter, Karajan, Mauersberger, Rilling… Ayant abordé la direction d'orchestre en 1970, c'est tout naturellement qu'il a décidé de combiner le rôle de l'évangéliste et la direction musicale de ces Passions. La réunion de ces deux tâches, pour écrasante qu'elle soit, est parfaitement logique car c'est l'évangéliste qui, par le débit de ses interventions, détermine en grande partie le choix du tempo dans le choral qui suit. Les enregistrements de ses prestations en tant qu'évangéliste et chef à la tête de la Staatskapelle de Dresde sont parus chez Philips et sont encore 15 à 20 ans après leur sortie l'une des rares alternatives modernes aux interprétations sur instruments anciens. Loin de ces reconstitutions à petit effectif qui font florès aujourd'hui, Peter Schreier utilise un chœur d'une cinquantaine de chanteurs et un orchestre fourni, les seules concessions à l'instrumentarium baroque étant l'emploi d'une viole de gambe et d'un théorbe dans la deuxième partie.

C'est une expérience réellement impressionnante de voir et d'entendre le chef-ténor interpréter cette Johannes Passion. Le chef est strict et sévère, imposant un contrôle absolu à l'orchestre d'un point de vue dynamique, il obtient des pianissimi d'une douceur et d'une transparence étonnante pour un ensemble aussi fourni. Sa longue expérience de chanteur lui permet de ménager ses solistes, ici en allégeant la masse orchestrale, là en accélérant le tempo lorsque le chanteur commence à manquer de souffle.

Sa prestation en tant qu'évangéliste est encore plus aboutie. Bien sûr, le timbre qui n'a jamais été bien séduisant n'est plus très frais, l'émission est parfois hasardeuse, et la voix a beaucoup perdu en assurance dans des aigus souvent détimbrés, en même temps que le grave est excessivement vibré. Lui reste un médium encore très confortable, une belle projection et la conduite sans faille de sa ligne de chant. Les carences vocales de Schreier pèsent cependant de peu de poids face à son talent de narrateur, à sa fougue et à la manière dont il prend le texte à bras le corps. Se basant sur la compréhension intime qu'il a de l'œuvre (il dirige et chante sans partition), donnant sens à chaque mot, bousculant le rythme de la déclamation aux moments opportuns, il met par le seul pouvoir du verbe des images sur chaque épisode et permet à chacun de comprendre le sens des paroles allemandes même en ne suivant pas le livret des yeux, et sa voix écorchée et fatiguée rend cette histoire abrupte et violente avec une vérité dont ne serait pas nécessairement capable un ténor en pleine possession de ses moyens vocaux.

Tenant la partie d'alto, Suzan Blattert, beau timbre clair, fait preuve d'une belle musicalité dans « Von den Strichen meiner Sünden », mais une véritable contralto aurait des graves mieux assurés. Elle est plus à l'aise dans « Est ist vollbracht », mais est trahie là par une gambiste très peu inspirée, et qui joue faux. La soprano Barbara Christina Steude, timbre argenté, aux vocalises aériennes réussit un très beau « Ich folge dir gleichfalls mit freudigen Schritten » malgré quelques stridences dans le suraigu. Sa deuxième aria est plus laborieuse car elle n'en maîtrise pas très bien les longues phrases et peine à en animer le da capo. est un ténor au timbre un peu grisonnant, peu séduisant de prime abord, mais qui manifeste une belle compréhension des enjeux du texte, et qui est à l'aise dans les vocalises. On lui reprochera un volume assez confidentiel, surtout dans « Erwäge, wie sein blutgefärbter Rücken » où il peine àfranchir le mur de l'orchestre. Le soliste le plus impressionnant est la basse Markus Butter, avec sa diction mordante, son timbre de bronze et ses graves bien assurés, il fait un Pilate d'une autorité indéniable dans les récitatifs et est très brillant dans les trois airs qu'il a à défendre. Le Jésus de Egbert Junghanns est plus problématique. Placé à la tribune de l'organiste, il déclame sa partie d'une façon trop grandiloquente et boursouflée pour être crédible, et alors que tous les autres protagonistes, galvanisés par l'Evangéliste font assaut d'ardeur et d'urgence dramatique, faisant de cette partition un drame de chair et de sang, Junghanns fait plus penser à un improbable « grand méchant loup » qu'à un véritable Jésus-Christ.

Les timbres du Chœur régional Nord/Pas de Calais, préparé par Eric Deltour, sont globalement peu séduisants (altos et ténors surtout). Les choristes ne chantent pas toujours de façon totalement intelligible, mais ils compensent par leur vérité dramatique, comme chauffés à blanc par la direction de Schreier, l'épisode de la Condamnation et Crucifixion, dans lequel le chœur interprète le Peuple Juif, est à cet égard parfaitement réussi, tendu du début à la fin par les interventions brûlantes et fielleuses des choristes. L', malgré ses effectifs fournis, répond avec une grande souplesse à la battue très précise du chef, et les solistes ont des interventions très soignées, la palme revenant à la flûte traversière éloquente de Chrystel Delaval.

Il est à noter la disposition particulière de ce concert, chef placé dos au chœur faisant face au public, instrumentistes disposés en cercle face au à lui, de trois-quarts dos par rapport aux auditeurs, un peu comme si on était à l'opéra, mais avec un chef qui se trouverait sur scène plutôt que dans la fosse. Cet agencement inhabituel permet à Schreier de bien tenir en main tout son monde, mais il rend certains instruments peu audibles, car leur son part vers les choristes plutôt que vers le public. C'est le cas d'une partie des violons et surtout du violoncelle du continuo qu'on n'entend presque pas par rapport à l'orgue positif.

Malgré tout, ces petits détails sont vraiment peu de choses face à la grandeur d'un concert qui fut une expérience d'une grande intensité, dans lequel chaque musicien s'est transcendé, sous la conduite d'un des interprètes majeurs de Bach, et qui fera assurément partie des meilleurs moments de la saison de l'ONL.

Crédit photographique : © M.H. Halberstadt

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