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Niccolò Jommelli : incandescente Armida par Christophe Rousset

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Niccolò Jommelli (1714-1774) : Armida Abbandonata, opera seria en trois actes (Naples, 1770). Livret de F. Saverio De’Rogati d’après la Jérusalem Délivrée de Torquato Tasso. Avec : Ewa Malas-Godlewska (Armida), Claire Brua (Rinaldo), Gilles Ragon (Tancredi), Véronique Gens (Herminie/Clorinde), Laura Polverelli (Rambaldo), Patricia Petibon (Ubaldo), Claire Perrin (Dano), Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset. Enregistré du 24 juillet au 2 août 1994. 3cds Ambroisie réf. AMB 9983. Durée totale : 2h52’

 

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C'est en juillet 1994 que les spectateurs du festival de Beaune découvraient le théâtre de avec cette Armida fulminante, héroïne à la démesure dramatique aussi fascinante que l'Armide de Lully.

Un an plus tard, le label « Fnac Music », aujourd'hui disparu, publiait les séances d'enregistrement dirigées par , défricheur de l'opera-seria, post Händélien/Vivaldien, pré-Mozartien. La partition révèle l'étendue du génie lyrique de Jommelli salué de son vivant. C'est un chaînon manquant réhabilité, d'autant plus essentiel que, incontestablement talentueux, il comble ce manque entre le baroque tardif, celui des années 1750/1760, et les premiers sursauts néo-classiques, colorés par la sensibilité galante qui préparant Mozart, accompagnent les dernières manifestations de la réforme métastasienne du grand genre et qu'illustrent idéalement, les œuvres parisiennes de Gluck, dans les années 1770.

On accueille donc avec plaisir la réédition de ce texte capital grâce à l'initiative du label Ambroisie. Si Jommelli meurt quasi oublié dans sa Naples natale, après avoir ébloui les cours d'Europe, il laisse avec cette Armida, – son avant-dernier ouvrage pour la scène -, la somme de son style. Une écriture qui recueille le fruit de son métier appris à Stuttgart où il disposa d'un orchestre et de conditions de travail de premier plan ; une conception de la dramaturgie dépouillée, totalement inféodée à la narration psychologique dans laquelle les climats développés par l'orchestre sont aussi efficaces que le chant. Déjà en son heure, l'œuvre fut plutôt froidement accueillie : trop sophistiquée pour un public gavé de mélodrames napolitains, genre dans lequel d'ailleurs, Jommelli sut aussi se faire un nom (voir la discographie de notre dossier Jommelli : « Don Trastulo », « buffo » créé à Rome en 1749). Il n'empêche : l'amateur d'aujourd'hui, qui saura reprendre par parties dans son salon l'écoute de l'opéra et prendre le temps de se familiariser avec la langue codifiée de l'opéra « sérieux » du XVIIIème siècle, découvrira l'honnêteté d'un musicien tout accaparé à soigner l'intelligibilité passionnelle de ses personnages. A travers l'orthodoxie des formes convenues (aria da capo, récitatifs obligés, airs de sortie, de bravoure, di paragone ; élévation morale des caractères, conclusion positive et apologie des sentiments vertueux, selon le modèle qu'a fixé Métastase, poète officiel de la Vienne des années 1730/1740), l'oreille reste saisie par des épisodes de pleine fulgurance, en affinité poétique avec la trame romanesque inspiré du Tasse. Jommelli fait de l'enchanteresse Armide une femme vulnérable, impuissante et seule, maladivement inquiète. L'histoire dépeint la lente agonie de son pouvoir et la destruction du monde factice qu'elle a créé par magie. Tous les personnages (Erminia/Clorinda, Rinaldo mais aussi Rambaldo et Tancredi) éprouvent dans la geste chevaleresque, ce moment d'égarement et de désespérance, où victimes de l'amour, ils mesurent le gouffre de leur solitude. Cet aspect du dénuement psychologique donne à chacun sa profondeur humaine. La force de l'opéra demeure en ce sens son éloquente gradation. Ainsi, de l'Acte I dont la fin est un chant à deux – d'une sensualité éperdue, affirmant l'image de la séductrice triomphante – à la fin de l'Acte II qui dessine a contrario, la silhouette brisée de l'amante abandonnée et détruite, Jommelli ne nous épargne aucun des sentiments de la guerre amoureuse : fusion (enchantement), solitude (jalousie, haine, mort).

sait être sensible à l'imagination quasi débordante de l'orchestre dont la vitalité nerveuse, idéalement précise, se délecte des alliances de timbres et des contrastes de rythmes (sinfonia introductive) ; il sait commenter l'action intérieure des personnages et comme éclairer dans le chant des instruments les palpitations des âmes, en particulier celles de la prima donna. Le chef s'y montre d'autant plus subtil, opérant un travail exceptionnel sur la dynamique et la matière texturée de l'orchestre (ses fameux crescendo ; accents des hautbois, basson et flûtes obligés), que Jommelli détourne les règles et aime visiblement innover : récitatifs accompagnés, monologue en arioso, da capo non obligatoire, forme nouvelle de recitar cantando (Chaconne de Rinaldo)… Les chanteurs apportent aussi leur contribution : si le mezzo de (Rinaldo : à l'origine écrit pour une voix de castrat) manque parfois d'articulation, l'Armida de Ewa-Malas Godlewska donne la pleine mesure d'un rôle écrasant conçu à l'époque pour l'une des sopranos les plus douées, Anna De Amacis. La chanteuse devait fortement impressionner le jeune Mozart qui lui réservera des airs du même registre pour son Lucio Silla de 1773. De la fragilité inquiète (scène 5 du II, plages 10 et 11 du CD2) au déchaînement de la fureur vengeresse (cascade et exaspération des notes pointées : scènes 12 du III, plages 5, 6 et 7 du CD3), – quand elle apprend le départ de Rinaldo -, Armida impose sa démesure dramatique. Les autres voix : (noblesse idéalement métastasienne), (projection lumineuse, impact théâtral), Laura Polverelli et , entre autres, forment un plateau vocal parfaitement cohérent. Nervosité et caractère au service d'une partition qui recherche l'expressivité : que demander de plus ?

Voilà donc une réédition d'autant plus opportune qu'elle se confirme comme une gravure majeure dans la discographie des Talens Lyriques.

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Niccolò Jommelli (1714-1774) : Armida Abbandonata, opera seria en trois actes (Naples, 1770). Livret de F. Saverio De’Rogati d’après la Jérusalem Délivrée de Torquato Tasso. Avec : Ewa Malas-Godlewska (Armida), Claire Brua (Rinaldo), Gilles Ragon (Tancredi), Véronique Gens (Herminie/Clorinde), Laura Polverelli (Rambaldo), Patricia Petibon (Ubaldo), Claire Perrin (Dano), Les Talens Lyriques, direction : Christophe Rousset. Enregistré du 24 juillet au 2 août 1994. 3cds Ambroisie réf. AMB 9983. Durée totale : 2h52’

 
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