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A propos des Préludes de Rachmaninov par Boris Berezovski

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Préludes, Forme autonome ?

Elu coup de cœur par la rédaction de Resmusica. com, le dernier disque de Boris Berezovski paru chez Mirare nous donne prétexte à une divagation libre sur la partition abordée par le pianiste russe, Les Préludes, en particulier sur la forme musicale dont il est question.

Au départ, c’est-à-dire à la Renaissance et pour les auteurs baroques, le prélude permet d’abord « d’éprouver » l’instrument. Il offre un préambule nécessaire au praticien, luthiste puis claveciniste, lequel avant le concert peut ainsi contrôler la réponse de l’instrument sur l’ensemble de la palette harmonique, au travers des 24 tonalités, majeures et mineures, de la gamme tempérée. Exercice antérieur à tout propos, le prélude est bien cette antichambre technique grâce à laquelle l’instrumentiste vérifie les ressources de l’instrument, en valide le chromatisme et les couleurs, et aussi les perspectives de sa technicité digitale souvent virtuose. Il s’agit bien ici, au démarrage, d’une pièce d’étude, une étape appartenant à la préparation du concertiste, un préambule nécessaire, avant le « discours » personnel de l’auteur. Bach l’universel compose ses préludes, marches inévitables vers une fugue ou une toccata et sonClavier bien tempéré offre le modèle du genre (2 recueils de 1722 et 1744). La génération romantique s’est curieusement saisie d’une forme « classique », finalement idéale à ses propres divagations. Mais le Prélude romantique a fait sa révolution : a contrario de son nom, il est devenu une forme autonome.

Selon le « modèle » ou plus précisément la « voie » tracé par Chopin et ses 24 préludes (opus 28 composés entre 1836 et 1839) : un Prélude, anticipe, prépare, résume par anticipation. Dans les mots. Pas en musique. Et les pianistes l’ont bien compris qui lui accordent un tout autre statut, idéal aux mondes intimes du compositeur. En fait, pas de forme précise : il peut être court comme une course effrénée à la façon d’une étude ou d’une esquisse brossée, (quelques secondes) ou ralenti, à la façon d’un nocturne sombre et méditatif, de plusieurs minutes (jusqu’à 5 minutes). Au final, qu’avons-nous? Pas de préambules (inabouties) à une forme (plus aboutie) qui viendrait après eux, et comme préparée de cette façon par une introduction préparatoire… introductions à quoi? A rien. En ne débouchant sur rien justement, chaque prélude, ne préludant à rien, circonscrit sa propre autonomie. Dans la voie tracée par Chopin, s’illustrent d’autres poètes de l’intime et de l’introspection, Debussy, Scriabine, Rachmaninov… et combien d’autres.

Comme pour les arts appliqués et visuels, le dessin. Certes il y eut le dessin académique : nécessaire étude préparatoire à la grande machine postérieure et successive. « Modelo » : premier jet vers une disposition plus aboutie et travaillée. Mais il y eut surtout, le dessin-œuvre d’art à part entière, à partir du XVIIe siècle et du XVIIIe qui les collectionnent comme des œuvres autonomes précisément. L’affaire naît avec Leonard dont les études de drapés seraient comme le modèle inégalé du dessin fait technicité. L’illusionnisme parfait se substituant au réel. Le surpassant même. Quand l’art surpasse la nature…. On connaît cette ambition. Fugaces mais d’une secrète élaboration. Leur structure cyclique serait donnée par l’alternance des tonalités, chaque prélude passant scrupuleusement de mineur à majeur. Et même dans le cas de Rachmaninov, moins dilué qu’il n’y paraît, le motif du premier prélude apparaît discrètement, dans le dernier. L’unité est donc inscrite à la façon des Variations Goldberg de Bach, architecte et concepteur parfait ; son discours, apparemment décousu, s’organise et se structure de ce fait, où la fin répète le début. Comme un cycle raisonné dont l’unité et la cohérence seraient donné par le fil des états psychologiques de l’auteur.

Serait-ce que dans leur concision instantanée, et dans le feu de leur temporalité libérée, chaque prélude contiendrait mieux, c’est-à-dire plus authentiquement et plus spontanément-, la pulsion personnelle et intime de l’auteur? Exactement comme dans les dessins de Fragonard ou d’Ingres, se dévoile un autre aspect du créateur ; ce « faire » que l’achevé formel masque ; ce premier élan de l’inspiration, dévoilé brut sans calcul ni concession à un cadre, exigé par le commanditaire, imposé par le sujet à traiter. Comme les pages d’un journal intime, les Préludes sont pour les pianistes, ce que sont les cahiers intimes de l’écrivain, les dessins secrets du peintre. Un miroir sincère, le sismographe de la pensée en action. Qui veut connaître le Chopin le plus profond, tout en traversant ses multiples figures, doit nécessairement entendre, d’une traite, ses 24 Préludes (dans la version de Martha Argerich ou celle de Maurizio Pollini quoique l’album qui nous fut offert en première lecture, sous les doigts d’Ivo Pogorelich, ne manque pas non plus de vérité psychologique et de secrètes interrogations). Fragment de matière sonore qui n’a ni nécessité ni enjeu, sinon l’introspection de l’auteur sur lui-même. Serait-ce là, la « forme » propre du Prélude, qui ne préludant à rien, serait un emblème de l’œuvre romantique par excellence? En définitive, le prélude est un rébus dont la clé se dévoile à mesure de son déroulement, livrant un aspect à peine lisible de son auteur. Il s’agirait donc d’une équation où PRELUDE signifierait PRéfère sa pulsation propre, ELUDE toute forme même.

Et dans le cas de Rachmaninov, lui-même habité par une très profonde vibration intérieure, les Préludes marquent les étapes d’un parcours personnel qui ne peut être déchiffré qu’après des écoutes successives. Leur apparente instantanéité recèle des niveaux de sens éludés, souterrains. Une richesse en strates : la vérité de l’être, derrière l’art du musicien. 24 précisément, comme chez Debussy, Chopin et Bach. Mais si le Polonais les compose dans une même période, il en va différemment pour le Russe. Ses 24 préludes se décomposent en trois ensembles : le premier en ut dièse – qui faisait partie lui-même d’un cycle de cinq – date de 1892. Les 10 suivantes sont écrites en 1903 ; les 13 finales, achevées en 1910. C’est donc un parcours qui couvre une vie. Une vie semée de troubles profonds comme nous le rappelle cet épisode d’un Rachmaninov de 24 ans blessé par l’insuccès de sa première symphonie – composée en 1897- et qui consécutivement ne devait plus rien écrire… si de longues séances d’hypnose ne l’avaient détaché d’un mutisme qui aura duré, quand même, trois ans! Comme Schumann, il y a la nécessité de vaincre le temps, sa temporalité et son déroulement cyclique dont l’obsédante apparition est marquée – martelée – par le motif récurrent du carillon qui est l’appel du juge ultime, la convocation redoutée, inévitable devant la porte finale. Il y a du caractère et même de la virtuosité chez Rachmaninov. Mais toute cette activité de surface laisse vivre, simultanément, l’œuvre de la psyché, en second plan ; une matière foisonnante de sentiments et de climats contradictoires, façonnée à la manière de Proust, comme des miroitements de mémoire involontaire qui se chevauchent et s’intensifient dans le jeu mêlé des résonances.

Crédit photographique : Dame au piano (1875) Auguste Renoir (1841-1919) © Art Institute of Chicago

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