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Confidences d’un facteur : petite histoire d’un clavecin

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La parole est donnée à des facteurs de piano, d’orgue, de clavecin ou encore des luthiers et tout autre artisan « de l’ombre ». Sous la forme d’anecdotes, de réflexion sur le métier, ou de confidences imaginaires d’artisans célèbres dans l’histoire de la musique, ResMusica choisit de les mettre en lumière. Pour accéder au dossier complet : Les confidences d’artisans de la musique

 
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laurent_soumagnacQuoi de plus fascinant que de redonner la voix à un instrument oublié ? Laurent Soumagnac est facteur de clavecins. Il tombe amoureux en 1993 d'une « ruine » … Histoire captivante d'une enquête, et d'une reconstruction. Resmusica a préféré laisser la parole à ce passionné, plutôt que de procéder aux classiques questions-réponses.

En 1993, lors de Musicora, au Grand Palais, j'ai eu l'opportunité d'acquérir une ruine. Ce « clavecin » n'a, quand je le découvre, ni piétement, ni cordes, ni registres, ni mécanique, ni clavier. En réalité, il n'a guère que la partie la plus importante : sa table d'harmonie, entière celle-là, avec ses barrages, une partie de la caisse et son couvercle très endommagé. Quand à son piétement, son propriétaire l'a transformé en deux tables de bridge, mais ça, c'est une autre histoire.

Le propriétaire m'indique que ce clavecin a toujours été dans sa famille depuis son achat. Ayant acquis ce « souvenir » du passé, j'en fais un hommage à la mémoire des facteurs de clavecins, il devient « totem » de mon atelier. J'ai pu voir la fameuse « planche de nom » à Paris. J'en fais un « fac-similé » Elle indique le nom : J. Collesse, la date : 1748, ainsi que la mention « mis au grand clavier à Lyon 9 br ( ndla : septembre) », à l'encre de chine, et de l'écriture de J. Collesse.

En 2000, constatant que la caisse continuait de se dégrader, malgré son stockage dans de bonnes conditions de température et d'hygrométrie, je décide de commencer une opération de « conservation ». L'idée est de reconstituer la caisse, afin de stopper la détérioration et de la maintenir en l'état. La restauration/conservation terminée, je pensais m'arrêter à ce stade. Mais en 2002, J'expose cette caisse « conservée » à Musicora. Lorsqu'on aborde le chapitre de la restauration d'anciens instruments, il y a toujours une discussion entre les partisans de la conservation en état, et les partisans de la restauration/ reconstruction/ reconstitution. Débat souvent abordé entre les musées conservateurs et les restaurateurs d'instruments anciens voulant privilégier l'aspect musical.

Ma première étape, celle de la conservation, était donc conforme à l'un des partis ; Mais quel sens cela avait-il de conserver un instrument de musique « muet » ? D'autant que lorsque nous testions la table, elle sonnait de façon étonnante … Lorsque je pris conseil auprès des uns et des autres musiciens ou collègues, ils m'ont répondu qu'il manquait tellement d'éléments à cet instrument qu'on ne pourrait pas me reprocher de vouloir commencer la reconstruction. Je pouvais donc en mon âme et conscience commencer les travaux.

J. Collesse a utilisé une caisse dont l'architecture permet de penser qu'il s'agit d'un instrument de la fin du XVIIe siècle ; Je constate qu'il y a quelques similitudes avec celui de la Villa Médicis, et surtout, avec un autre clavecin signé DF de la collection privée de Yannick Guillou. Son clavecin n'a pas subi de ravalement comme le mien (transformation du clavier en ajoutant quelques notes graves et aiguës). En 2003, je découvre d'ailleurs deux lettres (DF ou DP ?) inscrites au fusain sur la table d'harmonie, côté intérieur, qui ne peuvent pas avoir été écrites après la construction de la caisse. Ce paraphe a été écrit par qui et désigne qui ???… Mystère…

En revanche ce qui est absolument indiscutable : Joseph Collesse a transformé ce clavecin au goût du jour, c'est-à-dire qu'il l'a « ravalé » en rajoutant 3 notes aux basses et 2 notes aux aigus correspondant à la date de 1748 et à la mention : « mis au grand clavier par J. Collesse à Lyon ». Les similitudes de « cotes » et d'aspect avec le clavecin DF de Yannick Guillou m'ont permis de reconstruire entièrement le clavier et en avril 2003 enfin je pose les cordes. Le clavecin est sous tension et je l'accorde au diapason logique de 407 hertz utilisé au XVIIIe siècle particulièrement par l'Ecole Lyonnaise. En avril 2004, enfin l'instrument joue. En juin 2004, l'instrument est utilisé pour son premier disque.

A ce jour, il reste à entreprendre la restauration de la décoration de la table d'harmonie : en conservant les motifs et les couleurs encore existantes, cette reconstitution des décors, des parties manquantes et notamment celle du sommier vont demander encore une opération délicate et longue. Mais j'hésite de nouveau, faut-il revenir au principe de la conservation en l'état ? De toutes façons, je vais me donner du temps pour réfléchir. D'autant que ce travail ne pourra s'effectuer qu'en collaboration avec un peintre spécialiste des décors de table d'harmonie et qu'il faudra entièrement décorder le clavecin ! L'équilibre architectural pourrait être remis en cause et cette nouvelle aventure me chiffonne un peu, je dois dire. D'ailleurs, aujourd'hui, je pense finalement que je vais m'arrêter là. D'autant, que depuis la restauration, d'autres musiciens tels que Violaine Cochard, et Jordi Savall ont fait ou sont en train de faire de nouveaux enregistrements avec ce « Lazare » témoin du temps au service de la musique.

Crédits photographiques : © D.R.

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