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Argerich, Kissin, Kniazev : rencontre au sommet

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Paris. Théâtre des Champs-Elysées. XXIII-I-2012. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Sonate en ut majeur ; Franz Schubert (1797-1828) : Fantaisie en fa mineur D 940 ; Robert Schumann (1810-1856) : Trois Fantaisiestücke pour piano et violoncelle op. 73 ; Serge Rachmaninov (1873-1943) : Sonate pour piano et violoncelle en sol mineur op. 19 ; Witold Lutoslawski (1913–1994) : Variations sur un thème de Paganini. Evgueni Kissin, piano ; Martha Argerich, piano ; Alexander Kniazev : violoncelle

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C'est un concert dont on reparlera. Le programme est bâti pour contenter tous les goûts : de Mozart à Lutoslawski, en passant par Schubert, Schumann et Rachmaninov, il serait difficile de ne pas trouver son bonheur. Et que dire des interprètes ? Les immenses Argerich et Kissin, accompagnés du non moins brillant Alexandre Kniazev au violoncelle, excusez du peu ! Cette rencontre tient du sommet : la réunion de quelques uns des meilleurs musiciens du monde. Ce n'est pas le choc des titans, c'est leur alliance, leur mariage, leur fusion ; un immense brasier où se forgent les prestations les mieux ciselées et les plus éblouissantes.

La Sonate en ut majeur de Mozart offre une bonne introduction à cette soirée si spéciale : c'est une gymnastique exigeante, un exercice de souplesse et d'élégance, qui permet à Kissin et Argerich (respectivement partie Primo et Secundo) de se délier les doigts en beauté. Il y a quelque chose d'émouvant à écouter la grande s'acquitter si sérieusement d'une ligne de basse somme toute fort simple. À ses côtés, Kissin développe les thèmes avec une distance très recherchée : la musique de Mozart se suffit à elle-même, aussi la laisse-t-il s'exprimer sans y ajouter trop de manières, plus contemplateur qu'interprète.

Dans la sublime Fantaisie de Schubert, les deux pianistes se retrouvent face-à-face, un second piano ayant été apporté. Forts de la merveilleuse complicité qui les unit, ils composent un poème bouleversant de fragilité à partir du thème principal, le tempo modéré permettant de savourer une fabuleuse première page. Par la suite, toute la richesse de la partition est fort bien exploitée dans les modulations, Kissin et Argerich faisant succéder une vraie martialité à la délicatesse initiale, recherchant le hiatus, les ruptures entre les thèmes. Le Largo marque une étape capitale de ce voyage : on croit reconnaître dans les accords majestueux plaqués à l'unisson la puissance d'un orchestre, tant les interprètes libèrent le piano. On retrouve quelque chose de la grâce mozartienne dans le Scherzo. Argerich y suit Kissin avec beaucoup d'intelligence dans le rythme endiablé qu'il impose, ponctuant efficacement ses saillies aigues et scandant sa propre partie avec une vigueur enthousiasmante. La réexposition du thème du premier mouvement s'accompagne ensuite, sous leurs doigts enchantés, d'une vague de mélancolie. On se prend à ne plus vouloir écouter que cette mélodie si simple, si douce, comme si rien au monde ne devait plus la perturber. En réalité, c'est la fugue à venir qui constitue le point culminant de l'œuvre : les deux partenaires en font un feu d'artifice absolument grisant, ménageant l'explosion finale par un long crescendo où s'entremêlent les thèmes. Alors qu'ils cèdent brusquement au silence, comme parvenus au bord de l'abysse à force de monter, on reste pétrifié par le souffle incroyable de ce dernier mouvement, parfaitement mis en scène. L'ultime retour du thème, lointain écho de l'instant passé, achève de nous retourner. Pendant vingt minutes, Argerich et Kissin ont été les maîtres absolus de nos émotions.

Après la pause, Kniazev fait enfin son entrée sur scène, impénétrable, sauvage même, et pourtant ! quelle puissance il dégage, aussitôt qu'il se met à jouer ! Restant dans le répertoire romantique, Kissin l'accompagne dans les trois Fantaisiestücke op. 73 de Schumann, interprétés avec beaucoup de suavité. Le violoncelle de Kniazev s'épanouit dès le premier mouvement (Zart und mit Ausdruck), dégageant une particulière chaleur, une énergie communicative, jusqu'à la dernière pièce (Rasch und mit Feuer), où le bois semble réellement s'enflammer.

Si la Sonate n°1 de Rachmaninov se prête particulièrement à un lyrisme déchaîné, Kniazev se montre assez subtil pour ne pas dévoiler dès le premier mouvement l'immense palette de nuances dont il est capable. Avec une force contenue, il les distille tout au long de l'œuvre, animé d'une passion intérieure manifeste. Tour à tour dévasté puis illuminé, il donne à cette œuvre virtuose une portée hautement spirituelle. Il est en cela admirablement relayé par Kissin, qui relève de façon toujours pertinente les phrases du violoncelle. Gratifié d'une partie extrêmement difficile, le pianiste se donne lui-même sans compter, en particulier dans le foudroyant deuxième mouvement (Allegro scherzando). L'Andante final est l'occasion d'une plus tendre rêverie, culminant en un fortissimo parfaitement amené, pour retomber dans un songe profond et se perdre enfin dans un ultime accord, prolongé indéfiniment par l'archet de Kniazev.

Les folles Variations sur un thème de Paganini de Lutoslawski voient le retour du duo Argerich-Kissin. Ce sont cinq minutes d'une voltige ahurissante, où les deux génies montrent une exceptionnelle virtuosité, mais aussi un esprit impertinent et espiègle. Cela crépite, tourbillonne, flamboie : ils sont insaisissables. Le thème circule entre les deux pianos sans qu'il n'y paraisse, tant les interprètes communient dans l'œuvre : les accents sont les mêmes, le phrasé identique, jusqu'au twist final qui survient comme la foudre. Une prestation réellement électrique !

Crédit photographique : Evgeny Kissin © Sheila Rock

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