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Ars Nova agité par Bernard Cavanna

Une création mondiale de premier ordre à Poitiers. La paisible ville natale de Michel Foucault n'en est pas coutumière. Malgré le travail de fond d'Ars Nova dans la région, malgré l'expérience Messe, un jour ordinaire de menée avec des choristes amateurs de Poitou-Charentes, l'auditorium du TAP est resté une fois encore très clairsemé. A Poitiers le contemporain ne fait pas recette.

Pourtant c'était les 50 ans d'Ars Nova qui y étaient fêtés. Le mythique ensemble créé par en 1963, qui connut en un demi-siècle âge d'or, descente aux enfers, renaissance, déménagements (Paris, La Rochelle, Poitiers), affiche une forme insolente. Et c'est avec , compositeur de Messe, un jour ordinaire, projet mêlant choristes amateurs et instrumentistes professionnels créé à Poitiers il y a quinze ans, qu'Ars Nova et ont décidé de d'embraser le TAP.

La première partie du concert, consacrée à la musique de chambre de Cavanna jouée par les solistes d'Ars Nova et les étudiants du CESM de Poitiers (Centre d'études supérieures de musique) alignait le bon et le moins bon de son compositeur. Ainsi Pompes et pistons pour tuba seul ou Mélodies en tonalité avec date de péremption, malgré leurs titres  à la Satie, retiennent difficilement l'attention. En revanche Fauve pour violon seul, le Trio n°1 ou Goutte d'Or blues contiennent une charge émotionnelle évidente. Le Concerto pour orgue de barbarie de terminait cette première partie : une musique qui a fort mal vieilli, sorte de succédané de Darius Milhaud, et fort peu inventive, le mouvement central n'étant rien d'autre qu'une orchestration d'une oeuvre de Beethoven pour orgue mécanique.

Place à la création pour la seconde partie. A l'agité du bocal, « bousin pour trois ténors dépareillés et ensemble instrumental » reprend le pamphlet de Louis-Ferdinand Céline contre Jean-Paul Sartre. Une charge violente, écrite après la Seconde Guerre mondiale quand Céline était emprisonné au Danemark, peu avant son procès en France. A l'agité du bocal est une réponse au Portrait d'un antisémite de Sartre. C'est du Céline pur jus, sans corrections et sans concessions, une vocifération écrite typique de celui qui n'a plus rien à perdre. « Dans mon cul où il se trouve, on ne peut pas demander à J.‑B. S. d'y voir bien clair, ni de s'exprimer nettement » : l'auteur méprise à ce point Sartre qu'il en transforme son prénom (Jean-Baptiste) voire ne l'appelle plus que par ses nouvelles initiales (J.-B. S.).

Que faire avec ce texte ? joue sur tous les tableaux : la violence initiale est exprimée par un ensemble instrumental faisant place aux « instruments primaires » (les propos sont du compositeur), accordéon, cornemuses, cor naturel, cymbalum, orgue de barbarie. Le texte est réparti à trois ténors « dépareillés », qui chantent, crient, hululent ou vocifèrent. La version en morse des trois lettres J, B et S revient tel un leitmotive rythmique. Pendant quarante minutes le spectateur est scotché à son siège. L'atmosphère est oppressante dès le départ, avec ce faux chant populaire aux cornemuses entrecoupé de fanfares et un ostinato rythmique presque militaire en accompagnement : musique de la folie, de l'enfermement, de la haine. L'aspect parodique, le texte distribué aux voix, la présence d'instruments venus de la musique folklorique, l'esprit de Renard de Stravinsky n'est pas loin. Mais la musique reste typique de Bernard Cavanna, rétive à tout classement esthétique. Si à Poitiers la perspective d'assister à une première mondiale n'a pas soulevé les foules, il reste fort heureusement France Musique, qui a enregistré le concert. Espérons qu'une édition en disque ou téléchargement permettra de retrouver cet Agité du bocal.

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