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Transgressif Poppea e Nerone à Montpellier

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Montpellier. Le Corum / Opéra Berlioz. 19-V-2013. Claudio Monteverdi (1567-1643) et orchestration par Philippe Boesmans (né en 1936) : Poppea e Nerone, d’après L’incoronazione di Poppea, dramma per musica en un prologue et trois actes, sur un livret de Gian-Francesco Busenello. Krzysztof Warlikowski, mise-en-scène ; Małgorzata Szczęśniak, décors & costumes ; Félice Ross, lumières ; Claude Bardouil, chorégraphie ; Denis Guéguin, vidéographie. Avec : Marie-Adeline Henry, Poppea ; Leonardo Capalbo, Nerone ; Gemma Coma-Albert, Ottavia ; Antonio Abete, Seneca ; Jakob Huppmann, Ottone ; Clémence Tilquin, Drusilla ; Micaëla Oeste, Virtù & Pallade ; Karen Vourc’h, Fortuna & Damigella ; Serge Kakudji, Amore ; Isaac Galán, Mercurio & Littore & Un familier de Seneca ; Hannah-Esther Munitillo, Valetto & Un paggio ; Jadwiga Rappe, Nutrice ; Robert Burt, Arnalta ; Thomas Bettinger, Lucain & Liberto ; Gerardo López, Un familier de Seneca & Un soldat ; Antonio Lozano, Un familier de Seneca & Un soldat. Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon, Peter Tilling, direction musicale.

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Tout comme son collègue Thomas Ostermeier, la romancière Elfriede Jelinek ou le dramaturge Thomas Bernhardt, (tous sont natifs d'Europe centrale ou orientale) est un moraliste qui ne craint pas de recourir au geste large et à la radicale puissance qu'offrent les institutions scéniques pour jeter, au visage du spectateur, le véhément et scandalisé constat de notre monde ravagé et (potentiellement) totalitaire.

Depuis les coups de tonnerre que furent, en France, deux spectacles présentés au Festival d'Avignon (en 2001, Hamlet de Shakespeare ; en 2007, Angels in America de Tony Kushner), il n'a cessé d'exercer sa sombre lucidité et d'offrir une singulière poétique, à la grinçante mélancolie. Cette Poppea e Nerone (cet intitulé sera expliqué ci-après) n'échappe pas à cette lignée. Probablement n'est-il pas usurpé que d'affirmer que, en Gian-Francesco Busenello, a reconnu un alter ego.

Effectivement, dans cette coproduction avec le madrilène Teatro Real, le tranchant livret de Busenello trouve une prégnance nouvelle. Ce sarcastique tableau des mœurs de la caste politique vénitienne vers 1640 offre bien des proximités avec notre présent mondialisé. Cette production frappe par la radicale expulsion de l'intimité qui y règne : le moindre sentiment s'expose devant témoins, sorte de conseil d'administration permanent et généralisé, tenu dans de vastes « open spaces » et filmé pour être projeté sur grand écran. Y règne une transparence de façade. À chaque personnage, ne demeure qu'un choix : enfouir (c'est-à-dire : nettoyer) ce qu'il pense (et qu'il est désormais illicite de dire) sous une cautèle, un cynisme et une insincérité de chaque instant. L'amour s'y dit à une distance préservative, et lorsque les corps se touchent, c'est pour plus rudement exercer, contre l'autre, une violence assassine. Et, à l'égard de son propre corps, l'égotisme pousse à regarder l'autre comme un miroir où s'admirer ; ces narcissiques actuels (pas même dignes de rivaliser avec Narcisse) se tiennent à distance de leur propre corps, grâce à une fétichisation de la vêture (à commencer par les sous-vêtements toujours dévoilés) et du fonctionnement du corps (en une façon de Jeux Olympiques permanents). Quant au désir sexuel, il n'est que déclaratif à l'égard d'autrui et se rabat sur l'auto-masturbation. Fermez le ban ? Non, car s'arrêter à ce constat serait se livrer, pieds-et-poings liés, à des pseudo-spiritualités (des sectes) et à leurs semblables : des régimes politiques qui promettent de laver plus blanc. Avec son écriture scénique accomplie, crée ces altérités qui, chez ses « autruis » (acteurs et spectateurs) résonnent comme autant d'éclats et d'élans.

Avec ses murs en bois exotique pseudo-chic, avec ses piliers latéraux (ils instaurent un rythme architectural mécanique), et avec son mobilier anonyme (sans-goût et indéfiniment répliqué, il est rangé au cordeau), le décor est une gigantesque salle aux multiples destinations : l'enseignement universitaire (avant le prologue, Warlikowski a conçu l'ultime et médiocre cours de philosophie par lequel Seneca clôt sa carrière pédagogique ; parmi ses élèves, tous les protagonistes du dramma in musica à venir) ; l'exercice de la force de l'État (Drusilla y est torturée) ; la culture physique ; d'anonymes lieux de rencontres ; et divers lieux réputés privés. Raffinés dans leur vulgarité tapageuse, les costumes signalent (et en appellent à) l'asservissement corporel. À ces implacables cohérences, Krzysztof Warlikowski a ajouté une direction d'acteurs stupéfiante de précision et de liberté. Quant au crescendo dramaturgique, il coupe le souffle : la façon de sadique autocratie au petit-pied par laquelle s'ouvre ce dramma se mue progressivement en une dictature terrifiante où le « patron » est si puérilement décérébré que, à certains moments où sa débauche est extrêmes, ses sbires agissent en ses lieu et place.

À cet égard, le début de l'acte II est exemplaire : devant les nervis (ils ont des disques en guise d'yeux et de bouche) de Nerone, Seneca accomplit les gestes de son suicide (il se tranche les veines du poignet) mais meurt hors du champ de la caméra (un tyran regarde pour obscène toute mort qu'il n'a pas lui-même infligée). Suit la fin de l'orgie entre Nerone et Lucano : travestis en femme, ils apportent, sur un chariot de la morgue, un cadavre (leur débauche les a conduits à assassiner cet homme) et s'amusent avec le sang de ce dernier. Sur ce macchabée, tous les protagonistes porteront leur regard (certains en auront la nausée), Poppea s'allongera même dessus.

Quant au finale, il fait aboutir la confusion des sexes : Poppea, tête rasée, est vêtue d'un smoking masculin, tandis que Nerone se présente, torse nu et robe défaite jusqu'à la taille. Leurs noces cruelles laissent deviner que l'un des deux aura la peau de l'autre. Tacite affirme que Nerone sortit vainqueur, mais le metteur-en-scène a le droit de pencher pour Poppea …

Par cette accumulation de transgressions jusqu'aux obscénités (Warlikowski ne fait que lire, avec lucidité, ce que Busenello lui offre), cette production fraternise avec le film Saló ou les 120 journées de Sodome de Pasolini. Le spectacle fini, un bon moment est nécessaire pour reprendre ses esprits et déclencher ses premiers applaudissements, à la signification pour le moins ambivalente.

Jusqu'alors, la présente chronique n'a parlé que de mise-en-scène et s'est tue à l'égard de la musique. D'emblée, il faut dire que, sur ce point, la gêne est grande. Non à cause des interprètes (cf ci-après), mais à propos du travail que Philippe Boesmans a accompli. Pour cette production madriléno-montpelliéraine, le compositeur belge a réalisé sa troisième réorchestration (elle s'intitule Poppea e Nerone) de L'incoronazione di Poppea et a commis deux erreurs majeures.

Par la première, il considère cet opus montéverdien comme un opéra, alors que, tous les grands chefs « baroqueux » (y compris ceux dont les idées sont les plus antagonistes : William Christie et René Jacobs) l'attestent et l'ont prouvé : la Poppea montéverdienne est du théâtre musical. Philippe Boesmans fixe cet ouvrage dans la future histoire d'un « opéra », auquel il est totalement étranger. (Avec mansuétude, cette chronique admettra l'octaviation vers le grave du rôle de Nerone, donc affecté à un ténor, quoiqu'elle ruine totalement les érotiques frottements harmoniques entre Poppea et Nerone, en une musicale confusion des sexes.)

Et par la seconde (conséquence de cette fixité), Philippe Boemsans orchestre de façon « romantique », c'est-à-dire selon son propre art (l'usage de quelques instruments « étrangers » – piano, accordéon, synthétiseur, crécelle, etc – n'y change rien), alors qu'il eût fallu concevoir l'orchestre comme une génératrice de sons et opter pour un ensemble instrumental léger, insolite et franc-tireur, en écho à ce que, dans Vsprs, le musicien et le chorégraphe ont fait du montéverdien Vespro della Maria vergine.

En outre, Philippe Boesmans régit, par une métrique fixe, les récitatifs (soient : les quatre-cinquième de l'ouvrage). Tel un entomologiste qui fixe ses papillons avec des épingles, il fige (autant dire : tue) l'écriture montéverdienne. Enfin, son orchestration est souvent si lourde et si dotée d'inertie que, malgré la volonté du chef et de tous les interprètes, le son qui sort de la fosse est toujours bien trop lent et arrive toujours en retard, symboliquement comme acoustiquement. Comment Gérard Mortier (le patron du Teatro Real) – très souvent si avisé – a-t-il pu organiser un tel hiatus entre un metteur-en-scène de la tabula rasa (Warlikowski) et un compositeur attaché à des usages éprouvés (Boesmans) ? Lors de cette représentation, cette cacophonie éclate comme une discordance mi-létale.

Et c'est triste, tant le plateau vocal, excellemment constitué, est engagé et tant il s'est rangé aux côtés de Warlikowski et a manifestement été gêné par ce qui a surgi de la fosse. Le compétent Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon n'y est pour rien. A priori, l'appréciation relative à sera identique : puisque son curriculum vitae offre de belles références, seule une autre prestation dans un cadre différent permettra d'en peser le talent. Quant aux chanteurs, cette chronique n'en signalera que les plus éclatants : (crâne Poppea), Gemma Coma-Albert (vénéneuse et malhonnête Ottavia), (il a fructifié son long compagnonnage avec Seneca) et Clémence Tilquin (cette Drusilla révèle un potentiel, vocal et théâtral, évidemment conséquent).

Que chacun traque la prochaine production de Krzysztof Warlikowski : notre aujourd'hui y est fouaillé.

Crédit photographique : © Marc Ginot 

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