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A Berlin, la Damnation de Faust est un opéra

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Berlin. Deutsche Oper. 27-II-2014. Hector Berlioz (1803-1869). La Damnation de Faust, légende dramatique en 4 parties sur livret d’Hector Berlioz et Almire Gandonnière d’après le Faust de Goethe dans la traduction de Gérard de Nerval. Mise en scène et chorégraphie: Christian Spuck. Gestuelle : William Robertson, Eva-Maria Abelein. Décor et Costumes : Emma Ryott. Lumières : Reinhard Traub , Ulrich Neppel. Video : Jan Joost Verhoelf. Avec : Clémentine Margaine, Marguerite ; Klaus Florian Vogt, Faust ; Samuel Youn, Méphistophélès ; Marko Mimica, Brander ; Heidi Stober, Voix céleste. Choeur( chef de choeur William Spaulding) et Orchestre du Deutsche Oper Berlin sous la direction de Friedemann Layer.

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D'abord, tout est de sa faute : Berlioz lui-même n'a jamais été très clair quant à sa Damnation de Faust.

faust berlinLa première fois qu'il l'évoque, il parle de son « grand opéra de Faust (opéra de concert en 4 actes). » Mais dès la création de ce dernier sous forme de concert en décembre 1846, il envisageait déjà une adaptation scénique qui n'eut hélas jamais lieu de son vivant. Munis de cet étrange aval d'Hector, maints critiques musicaux se sont ensuite succédés un siècle et demi durant pour accréditer l'idée que La Damnation de Faust n'était pas un opéra, que son essence se déroberait toujours aux metteurs en images même les plus inventifs.

Mais, passé l'échec initial du chef-d'œuvre, sa renommée grandit logiquement, allant jusqu'à éclipser celle des autres ouvrages lyriques de son auteur, quant à eux pensés dès le départ pour la scène. Ainsi l'opéra de concert La Damnation de Faust fit longtemps de l'ombre à ses magnifiques Troyens, sans parler des plus problématiques Benvenuto Cellini ou de Béatrice et Bénédict ! Vers la seconde moitié du XXème siècle, La Damnation de Faust tenta donc plus d'un metteur en scène. Tentatives passionnantes mais toujours inabouties et continuant hélas à propager le doute quant aux capacités scéniques de l'œuvre.

2001…L'odyssée de la malédiction de La Damnation de Faust prend fin….Opéra de Genève… l'audacieux Jean-Marie Blanchard donne sa chance au tout jeune Olivier Py. Audace payante que l'on sait et qui appartient à l'histoire, même si aucun DVD n'en garde la trace. « Crime de lèse-civilisation », pourrait-on dire. Doté d'une impressionnante machinerie, Py déroulait en noir et blanc le monstrueux voyage berliozien entre Ciel et Terre, entre Paradis et Enfer, entre  Sexe et  Mort. On ne se posait plus à Genève la question de savoir si La Damnation de Faust était un opéra. On était happé par la puissante intelligence de la vision suscitée par le génie de la musique.

2014… Deutsche Oper de Berlin… Maintenant que, depuis plus de 10 ans, la porte est grand ouverte, c'est avec impatience que l'on attend la mise en scène de . est un chorégraphe. Après un détour par Stuttgart, il est, depuis 2012, le directeur de Ballet de l'Opéra de Zürich. Succédant à Orphée et Eurydice, Falstaff, La Damnation de Faust est sa quatrième mise en scène lyrique. Confier la mise en scène d'un opéra à un chorégraphe n'est pas sans risque. Grande est la crainte que le ballet ne prenne le pas sur le discours. Béjart a monté une Damnation très dansée dans les années 60. De même, dans son Orphée et Eurydice, il est évident que l'immense Pina Bausch ne sait quoi faire de ses chanteurs… Ne faisons pas durer le suspense plus longtemps : , malgré l'immense rôle joué par ses danseurs de la première image à la dernière, a réussi son pari. Et même s'il cède ça et là à la tentation de faire de la Damnation un opéra-ballet, il n'oublie pas la démonstration de Py en proposant lui aussi pléthore de visions mémorables au service d'un discours dramatique d'une grande cohérence par le biais d'un décor tournoyant bien en phase avec le caractère cosmique de rêve éveillé d'une œuvre toujours en mouvement.

Esthétiquement c'est très beau. Sa Planète Faust est un disque fortement incliné posé sur l'obscurité du plateau (rappelant les fascinants décors de circulaires de Wolfgang Wagner pour son Ring de 1970 ) dont la giration quasi-perpétuelle, toujours à l'écoute du mouvement musical, permet au-delà de la résolution de toutes les didascalies scéniques de changements de scène, de faire pénétrer dans les affects en proposant des angles de vue très variés : ainsi pendant la Ballade du Roi de Thulé, le plateau n'achève sa lente et complète révolution qu'à la dernière note de la chanteuse. Il permet de montrer les intérieurs comme les extérieurs suivant la face qu'il offre au public. Ce quasi-perpetuum mobile nous semble vraiment bien correspondre au côté course à l'abîme de l'œuvre. On ne s'ennuie pas une seconde au cours de ce spectacle qui file à toute allure vers son terme, et donné logiquement sans entracte.

La première image sera aussi la dernière : un couple de danseurs masculins, un Noir un Blanc, dont la chorégraphie ne sera pas décryptée mais dont on aime à penser, outre l'évidence qu'elle renvoie au couple de chanteurs vedettes, qu'elle nous parle aussi de la dichotomie qui va agiter le metteur en scène/chorégraphe tout au long de son travail. Qui va l'emporter du Noir ou du Blanc, de Méphisto ou de Faust, du chorégraphe ou du metteur en scène ? On est vraiment en plein dans la symbolique du double, thème majeur de l'œuvre et cette mise en abyme est des plus captivantes. Berlioz ne perd pas de temps dans sa partition. Comme la musique, les images doivent succéder aux images. Dans la mise en scène de Christian Spuck, ça démarre de même très fort : aussitôt passée une superbe utilisation très fouillée des choristes sur le Chœur des paysans, une armée de soldats en jaune et noir, qu'on croirait d'abord de bois, surgissent d'une trappe et exécutent, sur la Marche hongroise, un simulacre de viol sur une passante fascinée par les uniformes. A partir de là, on se dit que la soirée va aligner les images fortes, comme Py l'avait fait. De fait, non. Et on le comprend très vite dès la taverne d'Auerbach : les buveurs jouent la Chanson du rat comme une ignoble séance de bizutage sur l'un des leurs mais, contrairement à la scène militaire précédente, s'arrêtent en deçà du supportable. Occasion manquée de marquer les esprits, d'autant que musique et même texte y autorisent. « Nous allons voir, docteur, la bestialité dans toute sa candeur », avait prévenu Méphisto. Ainsi seront posées les limites du spectacle. Superbe mais finalement un peu trop propre sur lui.

Notamment au cours des nombreuses parties dansées. Passée la sidération hongroise, elles seront par la suite assez lisses (les follets, les sylphes…), faisant glisser de façon dommageable cette Damnation vers l'opéra-ballet, ressuscitant de courts instants l'inquiétude de départ : Faut-il vraiment confier cette œuvre à un chorégraphe ?
Fort heureusement, dès que le ballet cesse, la hauteur des visions l'emporte. Ajoutons qu'à la perfection de la machinerie correspond un total contrôle des idées. Pas de happy end. Pas de rédemption pour Marguerite et même pas, (ainsi qu'on le croit un instant, quand, à la fin Méphisto vient s'asseoir à la table de Faust du début, dans la même position que ce dernier), l'idée originale de voir le diable prêt à subir à son tour le même sort que le docteur. Non, à l'ultime rire démoniaque de Méphisto, rajouté après le dernier accord , rien de tout cela, aucun trouble, même si le couple de danseurs du début est revenu : nous aurons assisté à une assez traditionnelle machination et rien de plus. Et nous emporterons de très belles images : Le Chant de Pâques et sa magnifique procession tournante, toute la scène de la chambre de Marguerite avec son trompe-l'œil fascinant, et au-dessus le village sous les étoiles avec ses petites maisons éclairées de l'intérieur, la chevauchée finale avec ses chevaux qui se décomposent peu à peu. Mais surtout ce beau mouvement incessant du décor qui permet tous les voyages comme cette belle marche tranquille de Faust et de son double diabolique sur ce plateau vertigineusement incliné.

Autre motif d'impatience : la présence de en Faust. On connaît bien la voix solaire, au timbre extrêmement ductile, du ténor allemand. Véritable merveille en Lohengrin, il charme d'emblée avec un Faust schubertien, idéalement clair, d'une puissance vocale insoupçonnée, qui emplit immédiatement la belle acoustique du Deutsche Oper. Ajoutons que son français, à quelques exceptions près, passe également assez bien la rampe. Ce qui n'est absolument pas le cas d'un Samuel Young, diabolique à souhait, mais vraiment empêtré avec la langue maternelle de Berlioz. La Marguerite à la voix émouvante et veloutée de privilégie l'élégie des voyelles, ce qui ne gêne pas grand monde ici où triomphe est réservé aux trois protagonistes. Ajoutons le Brander veule et solide de , parfaitement intégré comme ses collègues à cette nouvelle production, où brillent aussi les costumes de Emma Ryott, parfaitement dessinés, très signifiants (Faust est davantage un étudiant qu'un professeur en fin de parcours, le chœur, aux allures indifférenciées, les femmes vues comme des poupées en jaune et noir, Marguerite, poupée elle aussi, mais en rouge et noir.)

Remplaçant Donald Runnicles, empêché pour raison familiale, s'acquitte avec tous les honneurs de la délicate mission qui lui est confiée de diriger au pied levé un spectacle aussi parfaitement réglé et on lui pardonnera volontiers quelques décalages au début, comme le très chorégraphié Chœur des paysans. Nul doute que le grand Hector aurait aimé cette façon de disposer l'orchestre : à jardin, ses bois chéris sont sortis de la fosse, parfaitement à vue ; il en est de même à cour pour les harpes, essentielles elles aussi chez ce compositeur. Orchestre magnifique. Chœur spectaculaire, à deux doigts de voler la vedette aux vedettes aux saluts.

Très belle nouvelle production donc que cette Damnation berlinoise, nouvelle pièce à apporter au dossier d'accréditation de l'idée fort récente, depuis Olivier Py, que la Damnation de Faust est bel et bien un opéra. Vite, la suite…

Crédit photographique : © Bettina Stöß

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