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Un Lugansky flamboyant dans le Troisième de Prokofiev

Prokofiev et Tchaïkovski n'aimeraient pas que l'on rapproche leur musique l'une de l'autre ; et pourtant, le programme que donnait à la tête de l' ne pouvait mieux souligner quel sens inné de la danse les deux compositeurs partagent. Cette ivresse rythmique, que l'on retrouve aussi bien dans leurs ballets que dans leurs œuvres les plus savantes, est à l'origine d'un goût prononcé pour les mélodies amples et généreuses : là où un excès de rythme pourrait hacher la rhétorique, il faut des lignes surplombantes qui préservent la cohérence du discours. Les valses sont à Tchaïkovski ce que les marches sont à Prokofiev : elles sont irrésistiblement entraînantes, et notre mémoire les épouse avec une réjouissante facilité. Mais qu'à cela ne tienne, les auteurs de notice de programme parlent, avec ce sempiternel dédain, de « langage tonal » à propos de Prokofiev – alors que l'enjeu de sa musique est à mille lieu de ces querelles stériles à travers lesquelles le microcosme français, obstinément, relit toute l'histoire de la musique.

, dès son entrée sur scène, paraît courbé sous le poids de la fatigue, au point que l'on redoute que ce ne soit une maladie qui l'affaiblisse. Sa direction est avare de gestes, mais sa posture rigide ne l'empêche pas d'insuffler à ses musiciens, dès les premières notes de Roméo et Juliette, le ton juste. Dans le tempo qu'il choisit astucieusement (un peu en-dessous, pour mieux faire ressortir les accents grinçants et les dissonances heurtées), les textures orchestrales de Prokofiev, diaphanes ou grotesques, sont délicatement ciselées ; grâce à l'inaltérable précision rythmique dont tous font preuve, l'épisode de l'Aubade, ou celui de la Mort de Tybalt, sont très convaincants.

On relève néanmoins quelques faiblesses parmi les instrumentistes, qui s'accentuent dans Tchaïkovski : les cordes notamment (est-ce faute d'accord ?) ne brillent pas. Les interventions du premier violon soliste font courir des frissons à l'échine – et son solo dans l'acte II est un grand moment de solitude. La justesse des cuivres, qui n'est pas non plus au-dessus de tout soupçon, amène même à se demander si l'orchestre est dans ses meilleurs jours. Rendons justice, cependant, à l'incroyable clarinettiste Nikolai Mozgovenko, dont les traits parfaitement exécutés et fluides donnent une saveur spéciale aux Masques de Prokofiev.

Lorsque Lugansky se joint à l'orchestre, ces défauts minimes s'oublient vite : tous communient dans l'élan formidablement joyeux du Troisième Concerto. Grand habitué de Prokofiev, Lugansky l'a joué un nombre incalculable de fois, et c'est une œuvre que sa mémoire, ses doigts, et son intelligence possèdent tout à fait. Le parti qu'il prend d'alléger la pédale, même s'il lui fait perdre en puissance, est bien conforme à l'esprit de l'œuvre, en l'orientant vers plus de causticité, ou tantôt plus de badinerie. Dans les concertos aussi bien que dans les pièces pour piano seul (à l'image du Prélude de Rachmaninov joué en bis), Lugansky excelle par la finesse de ses réalisations, qui toujours captive le public. Pletnev, admiratif, n'a pas voulu saluer à la fin du concerto, abandonnant au soliste tout l'honneur des vivats.

Crédit photographique : Nikolai Lugansky © DR

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