Éditos

L’impossible succession ?

 
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C’était l’événement de la décennie, attendu par tout le milieu musical comme le nouveau diapason étalon : l’élection du nouveau Directeur musical de la philharmonie de Berlin pour succéder, en 2018, à Sir Simon Rattle au pupitre de l’orchestre le plus prestigieux du monde. Pour cette élection quasi papale la mise en scène avait été soignée : les musiciens enfermés, sans leurs téléphones portables et tablettes, pour un conclave organisé… dans une église. Les journalistes faisaient le pied de grue devant en attendant l’annonce du prochain Pape de la musique classique. Patatras ! Le dénouement est connu : au terme d’une longue journée de discussions, de votes et de re-votes, les musiciens n’ont pas été capables d’élire leur nouveau chef et les discussions vont se poursuivre : les philharmonistes donnent du temps au temps.

Les commentateurs, très en verve, y voient une querelle des anciens et des modernes : une partie de l’orchestre souhaite le retour d’une personnalité germano-centrée sur le cœur de répertoire austro-allemand qui a fait la légende du Berliner philharmoniker alors que l’autre partie préférerait un chef de la jeune génération charismatique et ouvert. Cette non-élection nous amène à plusieurs réflexions.

Il apparaît tout d’abord qu’en dépit de sa légende et de sa notoriété, le Berliner Philharmoniker n’est plus aussi désirable qu’avant ! En effet, avant même l’élection, des favoris, et non des moindres, avaient prolongé leurs contrats ailleurs, signé au pupitre d’autres phalanges ou déclaré qu’ils n’étaient pas intéressés, s’auto-court-circuitant pour la pole position : on pense à Gustavo Dudamel, Yannick Nézet-Seguin, Andris Nelsons et même Daniel Barenboïm ou Mariss Jansons.

La question qui en découle est une interrogation sur le projet à porter avec l’orchestre. Herbert von Karajan, outre ses qualités musicales, était un entrepreneur culturel anticipant les technologies avec un temps d’avance. Longtemps lié à l’industrie du disque dont il était le phare et la pépite en or, le Berliner Philharmoniker est devenu un orchestre comme un autre : auto-produisant ses vidéos (via sa plateforme Digital Concert Hall) ou lançant, comme tout le monde, son propre label. Quant à Simon Rattle, en dépit des critiques et des commentaires dédaigneux, il a tué le job pour des décennies en ouvrant l’orchestre sur la société et en élargissant le répertoire jusqu’à ses confins.  Il est difficile, dès lors, pour un chef, d’initier de nouveaux projets artistiques et sociétaux.

N’oublions pas également la segmentation du répertoire : rares sont les chefs à exceller de Haydn à Strauss, en passant par Brahms et Mozart. Un orchestre comme le Berliner Philharmoniker, au niveau technique stratosphérique, n’a sans doute plus besoin d’un seul chef permanent mais d’une palette de chefs invités à même de les faire progresser dans des parties de répertoire spécifiques. Une situation qui n’est pas inédite puisque Wilhelm Furtwängler, qui fut totalement identifié à l’orchestre de 1922 à 1954, n’en fut son chef permanent que jusqu’en 1934.

Enfin, pour les sponsors (dont une très grosse banque allemande), la marque Berliner Philharmoniker a plus de valeur que le nom du chef qui dirige. La personnalité musicale et artistique devient secondaire par rapport à la valorisation du nom de l’orchestre : le transfert de l’hyper-luxueux festival de Pâques de Salzbourg à Baden-Baden en est l’incarnation parfaite car Sir Simon Rattle n’a pas eu son mot à dire.

Le pire aurait été que le Berliner Philharmoniker se soit contenté d’un choix par défaut. Le mieux serait que Rattle n’ait pas de successeur et que l’orchestre fonde son développement dans de nouvelles influences, dans un fructueux dialogue avec les meilleurs chefs de tous les continents. Cette assemblée d’hommes et de femmes qui gère son propre destin est peut-être en train de nous faire entrer dans le XXIème siècle, qui verra l’épuisement de la figure du chef unique, du patron, du despote qu’il soit éclairé ou tyrannique, au profit d’un travail collaboratif où nous n’aurons plus un dirigeant unique mais plusieurs, choisis en fonction des projets, des besoins du moment. L’impossible succession à Berlin, ou les signes précurseurs d’un modèle de gouvernance démocratique, ouverte et stimulante ?

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