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Siegfried onirique et désenchanté à Bayreuth

Cette troisième journée à Bayreuth marque une évolution vers davantage de prolixité de détails, à la hauteur de la complexité de la trame musicale.

Cette partition de Siegfried est abondamment parcourue par des motifs dont la récurrence ne cherche pas à dissimuler le foisonnement et l'accumulation mémorielle. rend parfaitement cette idée que l'auditeur qui cherche à pénétrer le Ring fait face à une forêt épaisse où signes et énigmes se multiplient. Témoin muet de cette folie symbolique, le fantastique décor d'Aleksandar Denić représentant un Mont Rushmore en forme d'hommage aux quatre têtes pensantes du monde communiste, dans l'ordre : Marx, Lénine, Staline et Mao.

La falaise a tout de la frontière idéologique, une forme de lieu-propagande et d'avertissement en forme de « défense d'entrer ». Derrière se trouve Alexanderplatz, autre lieu emblématique d'un Berlin-Est dans lequel a grandi Castorf. On comprend ici combien la séparation opérée par le mur (succédant à l'influence occidentale et américaine lors de la défaite de 1945), a pu créer chez lui une forme d'imaginaire fantasmatique, qu'on retrouve ici exprimé dans ce concentré d'histoire de l'Allemagne.

La présence d'une Kalachnikov entre les mains de ce « sale gamin » de Siegfried a tout de la violence terroriste des années Fraction Armée Rouge. Littéralement, il se forge l'arme intellectuelle et idéologique qui lui permettra de lutter pour une cause dont il ne réalise pas qu'elle le dépasse et qu'il n'est que l'instrument. Comme dans les épisodes précédents, la présence de Patric Seibert (acteur et dramaturge de Castorf), en homme-ours tenu en laisse par Siegfried, permet cette double lecture de l'action. Hérité du théâtre de Brecht et surtout du Godot de Beckett, cette présence muette donne sens et distance à un récit grandiloquent et plein d'exploits héroïques. On y lit le passage de l'animalité à l'humanité, ainsi que l'émergence de pistes qui anticipent les événements à venir (notamment la mariée travestie à la fin du I).

Objet de sarcasme et de dérision,  un couple de crocodiles surgit au moment où culmine l'interminable duo Siegfried-Brünnhilde. Cette apparition surréaliste prolonge par la métaphore ce que dit exactement le livret à ce moment-là, à savoir : une Lachende Tod, une mort souriante. Siegfried a vaincu sa peur, il peut donc éloigner ces importuns reptiles sans prendre la mesure du danger qu'ils constituent. On rappellera l'anecdote des parents de Castorf lui interdisant de descendre dans le métro de Berlin en ruines en évoquant la présence inquiétante de… crocodiles qui se seraient échappés du zoo. Ajoutons-y la confidence de Patric Seibert à propos de la nouvelle éponyme de Fedor Dostoïevski, derrière laquelle se cache la satire sociale et politique. Sorte de conte moral et drolatique, le court récit raconte comment un crocodile allemand dévore un bourgeois imprudent… avec les conséquences qui s'en suivent.

Il faut accepter de lire dans le travail de Castorf une infinie mélancolie, volontiers nostalgique, à travers laquelle le metteur en scène fait sienne la proposition de Georg Groddeck que « le résultat de la vie humaine est d'être un enfant ». Inutile de chercher l'épée ou le cor de Siegfried, il préfère s'ébattre avec l'oiseau et jouer dans les flaques d'eau sur Aleksanderplatz… peu importe, l'essentiel est ailleurs. Notamment dans ce contraste entre la féminité exubérante de cet oiseau de carnaval, échappé de l'Admiralspalast tout proche, et la sensualité d'une Erda montrée en prostituée de luxe. Si l'oiseau déniaise Siegfried (sexuellement et psychologiquement), le couple Wotan-Erda vit ses derniers moments et agonise dans le sordide et le scabreux. L'amour se heurte au désenchantement du monde et à la vanité des idéologies. La fin des dieux n'a jamais été aussi proche…

est l'heureuse surprise de cette deuxième reprise de Siegfried. Sans imposer un timbre d'une délicatesse absolue, la solidité des moyens et une appréciable surface vocale lui permet de dominer le rôle-titre quasiment d'un bout à l'autre. Le duo du III le trouve à son moins bon niveau, mais la fatigue n'est que passagère et il soutient brillamment la ligne de chant. confirme les bonnes dispositions qu'elle démontrait dans La Walkyrie (le 22 août). Les aigus sont aisés et très fluides, au prix d'un medium parfois désuni et timoré. Le Mime d' surprend par sa façon d'attaquer assez haut ses premières interventions. La suite le montre parfaitement à son aise pour varier le ton sardonique et cruel de son personnage de petit despote. n'a pas scéniquement l'agressivité et la facilité de son chant. Son Alberich fait du sur place alors même qu'il a tous les moyens techniques pour le transcender. réussit atteint au degré de noirceur qui manquait à son Fafner dans Rheingold (le 21 août), quant à elle, est un Waldvogel très juste dans les intonations mais toujours un peu pointu et légèrement acidulé. L'ultime apparition du Wotan de a fort à faire pour éclipser la sensationnelle Nadine Weismann (Erda). Le timbre mat et policé se double d'une caractérisation remarquable, sans pour autant chercher à masquer une tendance à l'atonie dans le registre grave.

Triomphe absolu en fosse. rejoint la lignée des Krauss et Boulez – chefs dont l'absolu mérite éclate au grand jour dans cette troisième journée. En donnant la primeur au discours musical sur l'extase volumétrique, Petrenko sait ne pas écraser les contours mélodiques de son Siegfried. L'orchestre est porté au plus haut de ses possibilités (déjà immenses). C'est joyeusement incendiaire et en dehors du raisonnable.

 Crédits photographiques : © Enrico Nawrath

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