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Moses und Aron : le Style et l’Idée sur la scène de Bastille

Rare, très rare, le troisième ouvrage lyrique d' Moses und Aron n'avait pas reparu sur la scène parisienne depuis 1995, année de la production d'Herbert Wernicke au Théâtre du Châtelet.

Chef d'œuvre de la maturité, l'opéra inachevé du compositeur viennois, donné à Bastille en deux actes, scelle la collaboration féconde du metteur en scène et du très schoenbergien .

Schoenberg ne parviendra jamais à terminer son opéra, dont la musique des deux premiers actes est écrite entre 1930 et 32. Le livret en trois actes, et rédigé par le compositeur lui-même, met en scène Moses recevant du Buisson ardent la voix de Dieu qui le choisit comme prophète. Mais à Moses manquent le verbe et le don de communication pour transmettre sa foi au peuple hébreu qui veut s'affranchir du joug du pharaon. C'est Aron, l'homme de la parole, qui sera chargé de révéler l'idée de Dieu, « éternel omniprésent, invisible et irreprésentable », à une foule qui réclame des images et des miracles (Acte I). Mais l'Idée est impuissante dans le verbe d'Aron pour convaincre les Hébreux. En l'absence de Moses, Aron cherche un compromis, et fait ériger un Veau d'or autour duquel s'organise une orgie d'ivresse, de sexe et de destruction: « Nous étions élevés à la hauteur de l'idée […], nous voici avilis dans les abîmes de la vie » dit un jeune homme dans la foule. Lorsqu'il réapparait (scène IV de l'acte II), Moses affronte Aron et l'accuse de l'avoir trahi; mais il s'avoue vaincu et brise les tables de la loi.

signe une mise en scène singulière, qui, certes, s'éloigne parfois des indications scéniques du livret, mais surprend par ses trouvailles et la dimension esthétique d'un propos toujours très cohérent. Ainsi ce magnétophone Revox des années 60, comme unique décor de la première scène, d'où semblent sortir les voix – celles du Buisson ardent – dont on ne connait pas la source. Comme métaphore de l'incapacité à donner forme à l'idée du Dieu unique, le premier acte est plongé dans un univers de blancheurs où l'on discerne à peine la silhouette des personnages. L'arrivée, anticipée, d'un veau en chair et en os – un charolais des plus pacifiques dit-on – tranche dans le vif ! Dans l'acte II, Castellucci fait appel à des danseurs handicapés, évoluant sur la chorégraphie étrange de . Pas de scène d'orgie à proprement parler, mais la présence envahissante de la couleur noire, coulures de goudron grimant personnages, décor et veau tout à la fois. Superbe, la dernière scène, dans un décor de haute montagne dont des athlètes chevronnés essaient d'atteindre le sommet, est saisissante, où image et prodige castellucciens figurent l'échec de Moses.

Solistes, choeurs et orchestre semblent indéfectiblement liés dans la partition de Schoenberg où les voix sont souvent doublées par les lignes instrumentales et régies par le même système unificateur de la série dodécaphonique.

Schoenberg choisit d'assigner à Moses et Aron des vocalités propres. Dans son impossibilité à dire sa foi, Moses s'exprime par le biais du Sprechgesang, ce compromis entre parlé et chanté initié par le compositeur dans le Pierrot lunaire de 1912. D'une stature impressionnante, le baryton-basse allemand donne à la figure du prophète une puissance et une intensité expressive magistrales. Le ténor anglais réalise quant à lui une véritable performance dans le rôle écrasant d'Aron, chanté de bout en bout. Si la voix semble au départ fragilisée par un vibrato quelque peu excessif, elle se stabilise et assume avec une vaillance exemplaire les exigences d'une écriture balayant un très large ambitus. La surimpression des deux voix dans la seconde scène de l'acte I illustre de façon saisissante la concentration de l'écriture dans la partition de Schoenberg. La voix de Dieu – fervent sextuor du Buisson ardent augmenté de voix d'enfants – et celle du peuple d'Israël constituent les deux autres personnages principaux. Un an de travail a été nécessaire aux choeurs de l'Opéra de Paris, préparés par leurs chefs et , pour venir à bout d'une partie chorale très audacieuse, d'une densité phénoménale, et d'une exigence toute bachienne, où Schoenberg mêle voix parlée, sprechgesang et voix chantées. À plusieurs reprises, et notamment dans le choeur (chuchoté) Wo ist Moses – joyau de l'Interlude particulièrement bien rendu -, l'écriture contrapuntique virtuose évoque celle de Jean-Sébastien Bach et ses superbes choeurs de turba. Les quelques dix solistes qui émergent de la masse chorale sont, certes, moins exposés mais tout aussi convaincants dans leur prestation respective.

S'il s'affranchit de la hiérarchie tonale en instaurant son système dodécaphonique, à l'oeuvre dans Moses und Aron, Schoenberg abolit également la hiérarchie traditionnelle de l'orchestre, soumettant son écriture à des relais de timbres d'une mobilité incessante, qui n'excluent pas un certain lyrisme, mais toujours exprimé par brèves bouffées. semble rompu à cette technique vertigineuse, qui donnait avec son orchestre, il y a quelques semaines à la Philharmonie de Paris, une version d'anthologie des Variations op.31 du compositeur viennois. Sous la baguette du chef, l'écriture orchestrale exigeante est toujours finement ciselée et chaleureusement colorée par les pupitres d'un orchestre hors norme, donnant à entendre de fabuleux solos de tuba, cuivre doux rarement sollicité avec une telle fréquence !

Cette radicalité de l'écriture et l'incompréhension qu'elle a suscitée – ou qu'elle suscite encore ! – auprès du public viennois, au point de faire de Schoenberg « l'homme de tous les scandales », ne sont pas sans évoquer le personnage de Moïse. De là – si l'on rappelle la conversion du compositeur au judaïsme en 1933 – à considérer Moses und Aron comme une œuvre autobiographique, il n'y a qu'un pas.

Crédits photographiques :  Moses und Aron © Bernd Uhlig / Opéra National de Paris

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