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Le Lac des cygnes par le Bolchoï : comme une grand-messe

Le Lac des cygnes, c'est d'abord l'histoire avec le Mariinski, les danseuses aux longs bras sans fin, les princes nobles ne pouvant briller que par leur présence, bref la fameuse âme russe. Mais la cité rivale de Saint-Pétersbourg peut-elle briller sans se comparer ?

La réponse est forcément positive : autant par son esprit très oriental que par ses inclinaisons orientales, le conte du Lac nous amène dans une trame narrative onirique et impalpable alors que la corporéité de la danse nous entraîne dans une exubérance luxuriante. L'interprétation du Lac des cygnes ne peut aujourd'hui que se prêter à d'antérieures références, toutes aussi fameuses les unes que les autres, et ce serait une procession religieuse bien fade et stérile si un nouveau sang ne venait perfuser de sa force le spectacle vivant. La version Grigorovich, à laquelle le Bolchoï est visiblement très attaché, peut paraître parfois pénible ou contre-intuitive, à l'instar de certaines choses que Noureev créait de l'autre côté du Rideau de fer dans la même époque ; seulement, cela ne semble pas autant vieilli, tant par la propension des Russes à célébrer leur tradition que par un certain style qui est devenu le leur. Sortir donc une captation filmée d'un nouveau Lac de nos jours est une gageure entre le fait d'éviter un simulacre de Lac qui ne serait pas à la hauteur de sa réputation et un spectacle poussif un peu ennuyeux. Qu'y voit-on alors?

Tout d'abord un corps de ballet magnifique, véritable prétexte d'actes blancs très purs et qui n'empêche pas son engagement dans l'effort physique, qui ne se laisse pas aller à la facilité quand les muscles sont endoloris et fatigués, et ce jusqu'au bout de la pièce, dans un don de soi extrême. Évoluant dans des décors qui ne sont pas sans évoquer des linéaments de la pictographie flamande (des couleurs sourdes aux contours floutés), les danses de caractère sont quant à elles une des origines de la danse académique et l'on est ici forcément époustouflé par le nombre, entre la danse hongroise (quel travail d'épaulement d'Angelina Karpova), la bienveillance virginale de la danse russe, l'explosivité d'Anna Tikhomirova dans la danse espagnole, sans oublier la danse napolitaine et la mazurka. Cet équilibre entre le tutu-pointes et la danse de caractère est primordial.

Cet écrin permet de sertir l'étoile principale, , issue de l'école Vaganova, qui est un syncrétisme à elle entière. Monument de la culture russe, elle l'est à d'autres égards que, par exemple, Ulyana Lopatkina. Elle est assez fascinante (et cela peut paraître morbide en un sens) dans la façon d'être un corps-machine où absolument rien ne peut la déstabiliser : la perfection technique absolue jusqu'à la froideur marmoréenne. Même son cygne noir est glaçant et évolue comme en dehors de la scène, personnifiant quasiment le féminin démoniaque et l'idéal intouchable en un seul être. Cet idéal rigoriste comporte finalement quelques manquements quant à la capacité de rêverie artistique, à laquelle elle ne peut aspirer par tant d'inflexibilité (la visualisation de la version avec Roberto Bolle rend compte d'une évolution toute relative de la conception du rôle par l'artiste avec dix ans d'écart). Son jeune Prince est interprété par , qui évolue avec une grande candeur, mais il est assez surprenant de constater la belle étoffe que les danseurs masculins du Bolchoï ont, dans l'esprit de tant de références illustres, et l'on retrouve parmi les plus jeunes d'entre eux les manières de leurs professeurs, et c'est de ces potentiels qu'est constitué, par les poses et ses attitudes, .

Enfin, on ne peut pas ne pas évoquer les seconds rôles que sont les amies du Prince (qui sont dans cette version les parties féminines du pas de trois du premier acte) avec Kristina Kretova et Elizaveta Kruteleva, qui sont représentatives de cette école de la puissance physique du Bolshoï, et surtout le très tournoyant danseur de demi-caractère Igor Tsvirko, qui enchaîne pirouettes et sauts dans un athlétisme circassien, voulu par Grigorovitch et qui donne une réelle consistance au rôle du Bouffon.

Cette version est donc nouvelle, suprême, complémentaire et appuie la place prépondérante qu'occupe le Bolchoï sur la scène internationale.

 

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