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La Khovantchina à Bâle : vibrant plaidoyer

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Bâle. Theater Basel. 25-X-2015. Modeste Petrovich Moussorgski (1839-1881) : La Khovantchina, drame musical populaire en 5 actes, sur un livret du compositeur. Mise en scène : Vasily Barkhatov. Décor : Zinovy Margolin. Costumes : Olga Shaishmelashvili. Vidéo : Yuri Yarushnikov. Lumières : Roland Edrich. Avec : Vladimir Matorin, Ivan Khovanski ; Rolf Romei, Andrei Khovanski; Dmitry Golovnin, Golitsine ; Pavel Yankovsky, Shalkovity ; Dmitry Ulyanov, Dossifeï : Jordanka Milkova, Marfa ; Karl-Heinz Brandt ; Betsy Horne, Emma ; Bryony Dwyer, Susanna ; Andrew Murphy, Varsonofiev ; Nathan Haller, Kuska ; Vahan Markaryan, Streshniev ; Alessio Cacciamani, Premier Garde ; Vladimir Vassilev, Second Garde. Chœur, Renforts et Supplémentaires du Theater Basel (chef de chœur : Henryk Polus), Sinfonieorchester Basel, direction : Kirill Karabits.

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Bâle frappe fort en confiant la Khovantchina au chef ukrainien et au metteur en scène russe . Le résultat bouleverse et clame haut et fort l'importance du « drame musical populaire » de Modeste Moussorgsky.

K2« Le passé dans le présent : voilà mon devoir. » Dans son ultime opéra, Moussorgsky illustra parfaitement cette sienne profession de foi. Œuvre complexe, à la distribution imposante (14 solistes, un chœur à toute épreuve), la Khovantchina narre la condition d'un peuple malmené par ses dirigeants successifs, politiques autant que religieux. Faire du Peuple le héros d'un opéra n'est chose ni courante ni aisée. Moussorgsky n'arrange rien en faisant de tous les personnages principaux des anti-héros. Le Peuple, rien que le Peuple et sa souffrance immémoriale, exprimée dans une mélodie à pleurer dès l'Acte I : « Russie, jamais tu ne trouveras le repos .»

Bien que datés de 1881, ces mots du livret écrit par le compositeur lui-même, sont hélas tout aussi audibles aujourd'hui. Dans cette logique, c'est le final glaçant de Stravinsky, concluant l'orchestration de Chostakovitch, qui a été choisi pour soutenir une de ces transpositions scéniques ultra-contemporaines dont le Teater Basel est coutumier. Moussorgsky n'a jamais entendu sa Khovantchina dont il n'avait laissé, hormis quelques passages, qu'une partition pour piano. Rimsky-Korsakov, qui avait déjà lissé Boris Godounov, s'était tout de suite penché au chevet de la Khovantchina inachevée. Gommant les originalités de Moussorgsky, il réintroduisait même un épilogue qui faisait réentendre la sublime mélodie inaugurale du Lever de soleil sur la Moskova, comme pour dire que le soleil se lèverait encore après la catastrophe, contredisant le dernier accord d'une œuvre désespérée. À Bâle, chef et metteur en scène se sont voulus tout près de l'esprit du compositeur et nous chavirent le cœur avec un final accablant pour l'espèce humaine.

Dans un prologue cinématographique, fait se lever le soleil dépeint par l'ouverture, sur des rails à divers points de la planète : des rails qui, dès la première scène, nous en évoquent d'autres de sinistre mémoire, avec ce wagon où l'on entasse et brûle des corps assassinés… des rails que l'on verra plus tard acheminer un sinistre matériel militaire. L'essentiel de l'action, hormis la fruste scène d'intérieur chez le Prince Golitsine, transposée dans un stand de tir, se déroule dans une gare : dans une salle d'attente, sur les quais, le long d'escalier géants ou à même la voie ferrée. Bien qu'ayant imaginé cela en amont de l'actuelle crise migratoire, Barkhatov montre également l'actualité d'un peuple en partance, et qui finira par choisir le suicide collectif. L'on s'y perd un peu au début, comme cela arrive en politique, mais l'on comprend vite que musique et images sont au diapason de ce que l'homme peut produire de pire et il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas ressortir transformé d'une telle représentation.

K1

La soirée offre qui plus est une exécution musicale transcendante. nous avait déjà beaucoup impressionné au Wagner Geneva Festival de 2013 avec un Vaisseau fantôme halluciné. Il galvanise de même le , délivrant aux havres mélodiques des attentions qui font office de baume, sachant à l'opposé faire bel usage motoriste de percussions parfaitement intégrées à une trame orchestrale maîtrisée de bout en bout.

Tous les chanteurs sont mémorables. Autour de l'Andrei extrêmement touchant du ténor maison gravitent des profondeurs de timbres si sonores, malgré le décor souvent ouvert, que l'on se pose un moment la question d'une éventuelle sonorisation. Ce sont toutes les Russie qui hantent la voix profonde de l'Ivan Khovanski de . Le ténor arbore un métal invincible en Golitsine. Le Shalkowity magnétique de émeut intensément dans sa déploration de l'Acte II « Tu as gémi sous le joug tatar, tu as erré sous la volonté boïar. » La Marfa ambiguë (Barkhatov la fait étouffer sa rivale, transformant son air de l'Acte III en berceuse macabre) de , entre Fanny Ardant et Sophie Koch, est somptueuse. affiche un vigoureux soprano, tandis que la Susanna de , membre du l'Opernstudio Operavenir de Bâle, s'impose avec le naturel d'une voix sans aspérité. La stature impeccable du Dossifeï de Dmitry Ulyanov, le ténor de caractère parfaitement incarné du Scribe de , la révélation du jeune en Kuska complètent avec d'impeccables comprimarii, une distribution qui laisse la salle tétanisée. Personnage principal, le Chœur du Teater Basel, renforcé pour l'occasion, ne démérite jamais et défend avec vaillance et engagement scénique vibrant une partition essentielle, vraiment faite pour la scène.

Avec ce qui n'aurait pu être que coup médiatique, Bâle s'emploie au contraire à montrer combien la musique peut vaincre les frontières politiques contre lesquelles l'homme se heurte encore aujourd'hui. Avec son Drame musical populaire situé au XVIIe siècle, Moussorgsky avait-il aussi imaginé au XIXe que sa Khovantchina (« la saloperie de Khovanski » ou « les temps difficiles sous Ivan Khovanski ») serait encore, au XXIe, le miroir de notre monde ?

Crédit photographique : © Simon Hallström

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