- ResMusica - https://www.resmusica.com -

La Digitale de Juan Pablo Carreño : un polar en musique

On se souvient des sept contes musicaux, un projet ambitieux initié par Roland Hayrabedian et son ensemble , qui convoquait autant de compositeurs, écrivains et metteurs en scène, en 2008. Le chef aventureux récidive avec sa trilogie policière, trois opéras de chambre sollicitant la collaboration du librettiste Sylvain Coher, de la metteure en scène et de trois compositeurs de génération différente.

Cette affaire très « toxique » va courir jusqu'en 2018 où les trois épisodes d'une même histoire de famille devraient lever le mystère sur des crimes à répétition perpétrés par trois femmes au pouvoir occulte. Le compositeur d'origine colombienne s'est intéressé à la plus jeune d'entre elles, Flore Withering, dans La Digitale, premier volet de la trilogie donné en création mondiale au Théâtre National de la Criée à Marseille. Coup de maître pour un compositeur qui signe là son premier ouvrage lyrique !

Une histoire à rebondissements

La Digitale – référence à la plante toxique dont l'absorption à forte dose peut être mortelle – est la tragédie d'une femme, tout à la fois bourreau et victime, que l'on voit mourir sur scène. Dans le livret de Sylvain Coher, Flore est une jeune femme fragile, fréquentant le milieu du théâtre. Elle y rencontre Martin, un comédien de son âge, sans grand avenir, nourrissant une haine féroce contre Karl, autre comédien à qui tout semble réussir. L'action débute dans le commissariat où deux inspecteurs harcèlent la jeune femme. Flore est en effet accusée du crime de Karl, retrouvé au bord de la route, écrasé sordidement par la voiture de l'héroïne. C'est le drame qui se joue alors à l'intérieur de la tête de Flore qui est donné à voir et à entendre, durant les 70 minutes d'une intrigue sous tension durant lesquelles la décoction de digitale qui coule dans les veines de Flore accomplit son action ravageuse.

Sur scène, un décor unique – celui de Jim Clayburgh – constitué de panneaux articulés et mobiles, permet de recomposer l'espace plusieurs fois au fil des huit scènes de l'opéra. Cette même mobilité se retrouve dans la mise en scène fluide et inventive de , faisant appel aux ressources efficaces de la vidéo et des lumières, ou d'un rideau diaphane descendu des cintres pour voiler l'espace scénique. La mort de Flore, étendue dans son cercueil-vitrine aux côtés du médecin légiste, est du plus bel effet.

Un puissant ressort dramatique

Dès le prologue s'impose une musique puissante dont les sinuosités répétitives donnent un souffle oppressant à la situation dramatique. La musique de Carreño est gorgée d'énergie, avec ses gammes montantes qui vrillent l'espace de résonance. Elle maintient tout au long de l'action un climat de tension souvent euphorisant mais n'en ménage pas moins des instants plus intimistes, où les textures s'allègent, dans des registres plus clairs et une écriture très articulée.

Au sommet de l'ensemble pyramidal formé par les huit musiciens, situés sur scène et à cour, l'orgue Hammond de Matthias Lecomte et la guitare électrique de Richard Comte forment une sorte de méta-instrument dont Carreño tire des sonorités puissantes et charnues. Très étonnamment, le compositeur, co-fondateur de l'ensemble Le Balcon, ne fait pas appel ici à l'amplification. Dans l'acoustique un peu sèche du théâtre, on aurait souhaité parfois être plus violemment étreint par une musique d'un tel impact émotionnel. Pour autant, l'accordéon en quarts de ton de Fanny Vicens, somptueusement mis en valeur dans les interludes, installe des fréquences quasi électroniques dans le registre aigu, qui sous-tendent avec efficacité la dramaturgie.

Une parfaite synergie

Sur le plan vocal, Carreño fait chanter la langue française avec une verve et un naturel déconcertant. Le travail sur la prosodie est exemplaire. Mais plus encore, c'est la fantaisie et la virtuosité avec lesquelles il traite la ligne vocale qui forcent l'admiration. Les répétitions qui font sens et les glissandos sur lesquels ploie la ligne vocale distillent très souvent un humour en filigrane. L'intervention de la voix collective, dans la première scène notamment, est saisissante, par laquelle passent les accusations des inspecteurs de police.

Dans le rôle écrasant de Flore Withering, est une soprano éblouissante, d'une tonicité impressionnante, assumant sans faiblir l'état bi-polaire d'un personnage frisant parfois l'hystérie, mais qui parvient aussi à nous émouvoir. Son partenaire Martin – pauvre Martin, pauvre misère lui chantent ses collègues ! tenu par – ne démérite pas à ses côtés; personnage peu sympathique, c'est néanmoins un ténor vaillant et expressif. Des qualités que partagent les deux inspecteurs, Patrice Balter et qui conjuguent si vaillamment leur énergie au tout début de l'opéra. Moins sollicitées, Emilie Nicot (l'avocat commis d'office) et les deux témoins clés – et Sarah Breton – sont tout aussi remarquables, tant sur le plan vocal que scénique. confie le rôle du médecin légiste, maître es-digitale à qui une scène entière est dédiée, au contre-ténor Cécil Gallois. Mi-comique, mi-sadique, qui jongle en virtuose de la voix de poitrine et de la voix de tête, il va, in fine, révéler la cause de la mort de l'héroïne.

Saluons enfin la direction de Roland Hayrabedian, qui, malgré une position décentrée – il est face aux instrumentistes – n'en règle pas moins efficacement l'équilibre des forces fonctionnant ce soir en parfaite synergie.

Nous attendons La Douce-amère, second épisode de ce polar en musique – dont s'empare – qui lèvera le voile sur la vie et le crime de Garance, la mère.

Crédit photographique : © François Moura

(Visited 1 194 times, 1 visits today)