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Le choc du noir Così de Christophe Honoré

En installant Così fan tutte dans l'Erythrée de 1938 alors sous domination coloniale fasciste, résout brillamment la problématique du travestissement, donnée essentielle du livret jusque là toujours esquivée par les plus grands metteurs en scène du chef-d'œuvre de Mozart.

« C'est vulgaire», pouvait-on glaner dans les rues d'Aix, très certainement dans la bouche des mêmes qui, des décennies durant, ont regardé de haut un opéra longtemps confiné sous la poudre des perruques, un opéra que l'on préférait, par peur peut-être, taxer de pantalonnade, mais qui, profitant de la libération des mœurs chère aux années soixante-dix, s'est avéré l'opéra majuscule du désir humain. Un opéra qui ne parle que de ça. Aucune vulgarité bien évidemment dans la lecture hyper fouillée, d'une précision chirurgicale toute cinématographique, d'un artiste à son affaire sur le sujet (les vibrantes Chansons d'amour au cinéma). , dont les deux précédentes mises en scène lyriques ont marqué les mémoires (son final défenestrant de Dialogues des carmélites est une des choses les plus marquantes de ces dernières années), ne fait ici que prolonger le geste à la craie tracé sur cette même scène en 1977 par le féministe Jean Mercure qui modifiait sur un tableau noir le tutte en tutti. Ni féministe et encore moins masculiniste (ici femmes et hommes sont à armes égales dans le côté obscur), Honoré n'invente rien hélas, inscrivant de surcroît la Petite Histoire dans la Grande (une première dans l'histoire de l'œuvre), et c'est peut-être cela aussi qui choque les orfraies : dans un fortin perdu (une manière de « désert des barbares »), un groupe de colons déverse pressions et pulsions sur une population locale aux ordres. Dans la cour, un noir pendu par les pieds est avalé dans une pénombre rasante, un jeune soldat fracasse un disque diffusant Gold in Africa, chanson qui moquait les dérives mussoliniennes en Abyssinie. Fiordiligi placardera sur les murs les portraits conjoints du Duce et de Pie XII. Sabre et goupillon sont les anses de ce panier de crabes humains agités par un racisme décomplexé dont l'évidence permettra à Honoré d'évacuer le délicat problème du travestissement inhérent à l'œuvre. Lorsque Ferrando et Guglielmo reviennent en guerrier Dubats (appellation des mercenaires africains enrôlés dans les troupes coloniales italiennes), ils sont noirs et l'effroi initial des deux femmes sera justifié par ce seul rejet racial. Éclairages subtils à l'appui, se fondant dans l'ombre comme dans la foule ébène qui cohabite là, les deux hommes ne sont plus les mêmes : c'est bluffant. Pour Così fan tutte c'est une première.

Le premier acte, le plus léger, donne à voir l'extérieur du fortin, de la chaleur écrasante du jour à la fraîcheur de la nuit, avec des corps sous tension : garçons et filles sont mêmement survoltés et tout est prétexte au sous-texte érotique (l'exultation des sœurs devant le maniement expert du fer à repasser par les mâles de la garnison !). L'acte II, après une rotation de 180°, montre l'intérieur de la bâtisse. Comment dire mieux le retournement des attirances à l'œuvre ! Lecture à haute teneur sensuelle, cette implacable radiographie du désir n'évacue ni l'humour (drôlissime scène du médecin, ou encore Despina qui tente d'éteindre au jet une Dorabella en feu sur E amore un ladroncello) ni l'abandon sincère (la si troublante scène de la douche sur Per Pietà). Elle s'inscrit dans un environnement historique qui, du décor aux costumes, s'avère extrêmement documenté. Si l'excellente idée de Kusej pour son Enlèvement au sérail sur cette même scène en 2015 était parfois enterrée dans le sable d'une direction fluctuante, celle d'Honoré, visiblement amoureux de ses acteurs, fonctionne à plein régime jusqu'au coup de feu glaçant de sa conclusion.


Quels acteurs que ces chanteurs ! Les trois femmes, parfaitement dessinées par de fluides costumes, sont irrésistibles. Le mezzo gracieux de s'accorde à la légèreté débridée jusqu'à l'ébriété du personnage que lui fait jouer Honoré. , Fiordiligi osée qui aurait certainement fait rougir de concert Gundula Janowitz et le maestro Böhm soi-même, possède tous les moyens du rôle (si Come scoglio ne faillit pas, Per pietà est confondant d'introspection). La plus impressionnante est peut-être , ravie d'arracher définitivement Despina, ici incarnation même de la femme libre, aux griffes pointues de Reri Grist. On s'interroge sur la mini-amputation de son récitatif autour du chocolat, une manne pourtant dans ce contexte colonial (Chocolat de Claire Denis, le clown Chocolat, l'inénarrable Y a bon Banania…). Les garçons sont à l'avenant. Guglielmo est rarement un problème et le très solide s'inscrit dans la ligne de ses glorieux devanciers. Quant à , son Ferrando sexy s'accorde à un chant nuancé et touchant. qui semble faire là le deuil de tous les séducteurs qu'il a pu incarner, est un Alfonso violent, dangereux, souverain de tous et de tout, même d'une voix séductrice en diable.

Avec des chanteurs aussi investis, un metteur en scène aussi passionnant, on s'étonne que le formidable à la tête d'un excellent (si les cors sont parfois sur la pointe des pieds, les timbales sont des mieux serties, la petite harmonie très présente, le piano-forte plus concernant que le clavecin) a perpétué la déplorable tradition qui biffe le court duo des deux garçons au I et surtout l'irrésistible Ah lo veggio de Ferrando au II ! Saluons pour conclure l'apport chantant et scénique très investi, voulu par le metteur en scène, du et de la douzaine de figurants sans qui ce spectacle important dans l'histoire de l'œuvre n'aurait tout simplement pas été lisible. Il sera vraiment dur de revenir en arrière.

Crédit photographique : Pascal Victor/ArtComArt

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