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Pierre Monteux, ce n’est pas que la musique française

Enfin Decca « Eloquence Australie » a rassemblé en un beau petit coffret de 6 CDs l'intégralité des gravures beethoveniennes de , initialement réparties en microsillons sur les labels RCA-Victor, Decca, Philips et Westminster. Il est vraiment consternant et décevant qu'aucun label n'ait eu la démarche évidente de confier à cet immense chef d'orchestre l'homogénéité d'une intégrale des symphonies du maître de Bonn avec un unique orchestre qui aurait été celui de son cœur. Mais soyons déjà reconnaissants de pouvoir disposer de ce merveilleux corpus, tel qu'il nous est offert ici.

Nous avons souligné à plusieurs reprises l'importance de la personnalité musicale d'exception de (1875-1964) dans divers articles, notamment ceux consacrés aux deux coffrets West Hill Radio Archives de concerts publics à Boston de 1951 à 1958, et de 1958 à 1959.

À l'époque des éditions originales en vinyles, se constituer une intégrale des symphonies de Beethoven par Monteux n'était pas chose aisée : si la RCA-Victor, le label microsillon des débuts, affirmait que « Monteux ne se vend pas », la responsabilité en incombait aux disquaires qui mettaient en avant les gravures, notamment en coffret, de chefs germaniques supposés plus associés à cette musique. C'était peu ou mal connaître le parcours initial de l'immense chef français : car tout jeune, l'altiste s'est imprégné dans divers quatuors – dont le réputé Quatuor Geloso apprécié de Brahms – de l'art des grands classiques et romantiques germaniques qu'il défendra après à l'orchestre tout au long de sa carrière. Beethoven, Wagner, et surtout Brahms, son idéal musical, étaient ses compositeurs de prédilection. C'est plus tard que son association aux Ballets Russes de Serge de Diaghilev l'amènera à l'étude de la musique française et de la musique russe qu'il honorera toutes deux au plus haut niveau. D'autres chefs français presque contemporains, comme Charles Munch (1891-1968) ou Paul Paray (1886-1979), pétris de culture musicale germanique, possédaient également cette dualité à la perfection.

Pour cette raison, Monteux n'aimait pas l'appellation par trop restrictive de chef d'orchestre français, alors que ses qualités françaises de clarté, d'élégance et de raffinement bénéficiaient également aux œuvres germaniques qu'il dirigeait. C'est l'évidence même à l'audition des pages de Beethoven et Brahms sous rubrique. Grâce notamment à la disposition systématique gauche-droite des premiers et seconds violons, Monteux obtient des textures sonores admirablement claires et transparentes, surtout particulièrement évidentes et bénéfiques dans l'Eroica et  la Pastorale, cette dernière peut-être la plus belle, la plus lumineuse de toute l'histoire du disque : les deux reprises sont respectées, les tempi sont d'un naturel confondant, les cordes sont impeccables (Vienne !), les bois chantent vraiment, et l'audition du seul développement du 1e mouvement est une vraie joie ! Bien plus que tout autre chef de sa génération, Monteux a toujours été très strict au niveau des textes utilisés, écartant notamment les « révisions » de Wagner, Mahler et Weingartner souvent utilisées par exemple dans la Symphonie n° 9 : dans les extraits de répétitions joints en bonus de cet album, avec son accent vieille France si savoureux et si compréhensible, Monteux s'oppose à la doublure par Felix Weingartner des bois par les cors au second thème du Scherzo : « Ce n'est pas Beethoven. C'est Weingartner, et je n'aime pas du tout cela. »

Si Beethoven était l'un des compositeurs préférés de Pierre Monteux, Brahms était vraiment son compositeur de cœur, « son amour, son idéal musical », comme il aimait à le dire. Et pourtant – honte aux éditeurs ! -, alors qu'il est donc possible de disposer d'une intégrale studio des symphonies de Beethoven, ce n'est hélas pas le cas pour Brahms : seule la Symphonie n° 2 en ré majeur op. 73, sa favorite, fut captée en studio en… quatre versions ! À San Francisco (mars 1945 et avril 1951), à Vienne (avril 1959) et à Londres (décembre 1962). Chacune de ces interprétations montre les réelles affinités de Monteux envers cette merveilleuse partition créée à Vienne en 1877 par Hans Richter, et la version viennoise sous rubrique possède une qualité d'introspection automnale particulièrement attrayante. C'est la sérénité de toute une vie d'immense chef-musicien qui transparaît ici, et sans discussion l'une des toutes grandes versions de cette œuvre. Comme il l'a toujours enseigné à ses élèves, Monteux fut le tout premier au disque à respecter la grande reprise de l'exposition du 1er mouvement Allegro non troppo de la Symphonie n° 2, anticipant ainsi de 5 ans István Kertész avec le même orchestre, ainsi que son propre « remake » de décembre 1962 avec le London Symphony. Pour les autres symphonies de Brahms, il reste les archives de concerts publiées par divers labels tels que Tahra, Music and Arts, BBC Legends, Disco Archivia…

Les Variations sur un thème de Haydn op. 56a faisaient partie d'un microsillon RCA légendaire où étaient couplées les Variations Enigma op. 36 d'Elgar, le tout évidemment joué de façon idiomatique par les superbes musiciens du London Symphony. Rien d'étonnant à cela lorsque l'on sait l'immense affection de l'orchestre londonien envers le vénérable chef français qui en 1961 reçoit de cette prestigieuse phalange (à 89 ans !) un incroyable et improbable contrat de vingt-cinq ans, renouvelable pour vingt-cinq ans !…

Finalement, laissons le dernier mot à Johannes Brahms : « Il faut des Français pour jouer ma musique de manière appropriée. Les Allemands la jouent beaucoup trop lourdement »…

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