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Le « jeune » Arrau en Amérique : réédition essentielle

À l'occasion du vingt-cinquième anniversaire de la disparition de , Sony réédite avec grand soin le legs discographique américain du pianiste chilien enregistré entre 1942 et 1952 pour la Rca Victor et la Columbia Masterworks : une somme impressionnante qui éclaire le profil interprétatif de l'artiste, alors quarantenaire, sous un angle assez inattendu. 

avait étudié, très jeune, avec Martin Krause, l'un des derniers élèves de Liszt, à Berlin – une ville où il donna notamment de grands cycles monographiques (Beethoven, Schubert, Weber ou J.S. Bach). L'avènement du nazisme et de ses horreurs l'incitèrent à rentrer au pays en 1940, mais dès l'année suivante Arrau triomphait aux U.S.A (notamment lors d'un récital à Carnegie Hall) et se lia ainsi aux deux compagnies d'enregistrements déjà citées, pour une dizaine d'années (1941-1952).

Le présent coffret regroupe l'ensemble de ces gravures américaine : certaines sont connues de longue date, d'autres demeurent plus confidentielles. L'Allegretto D.915 de Schubert – d'ailleurs abrégé – n'est pas un inédit absolu, comme l'annonce Sony, puisqu'il a déjà fait l'objet d'une réédition chez United Archives, au sein du coffret « birth of a legend » ; la Sonate « les Adieux » de Beethoven, de 1949 et d'authenticité incertaine quant au nom de l'interprète, n'a pas été retenue. Les techniciens de Sony sont repartis des meilleurs supports disponibles pour un confort d'écoute maximal avec un filtrage très discret du spectre sonore, au risque de la persistance de quelques bruits de surface épisodiques de certains 78 tours. Le rendu sonore est ici incomparablement supérieur aux autres rééditions (Naxos entre autres), bien plus qu'une évocation de la palette dynamique et du jeu de lion du pianiste. Les éditeurs y ont ajouté un passionnant texte de présentation de Jed Distler, les pochettes « vintage » imitées des tirages originaux et tous les détails de date des prises d'enregistrements, et des matrices ou supports retenus : bref, tout pour choyer le collectionneur passionné.

La surprise sera de taille pour qui ne connaît d'Arrau que les enregistrements européens plus tardifs parus aujourd'hui sous les labels Warner (1952-62) ou Decca (1962-1991) : ce sont surtout le naturel des phrasés, le sens du perlé (les Mozart du premier CD !), le jeu délié et crépitant, une certaine impatience expressive, ou un sens de l'hédonisme sonore qui frapperont d'emblée. Arrau se révèle audacieux et passionnant par le choix des tempi dans J.S. Bach : la Fantaisie chromatique et fugue tient du délire digital et les Variations Goldberg de 1942, unique version due à l'artiste, seulement disponibles depuis 1988 pour de sombres raisons commerciales, révèlent une approche poétique mais objectivée, loin de tout enrobage romantique sirupeux.

L'originalité de ce coffret est aussi d'entendre Arrau dans des répertoires qu'il ne gravera plus en studio par la suite : citons entre autres une fantasque Sonate n°1 de , au final virevoltant, les deux seuls premiers cahiers –hélas !- d'Iberia d'Isaac Albéniz, capiteux et oniriques, cinq délirantes Rhapsodies hongroises de , génialement colorées ou surtout un Gaspard de la Nuit de , malheureusement amputé de Scarbo, placé en droite filiation lisztienne dans toute sa noirceur « romantique ».

On semble ici à mille lieues de la grave, réflexive, et quasi métaphysique approche du clavier de l'ultime période Philips/Decca parfois marmoréenne ou un peu figée, surtout vers la fin. Mais, ici, au-delà de la vigueur rythmique, on trouvera aussi une réelle poésie des contrastes, un sens inné à la fois de la couleur instantanée et du dessin architectural dans une somptueuse sonate Waldstein de Beethoven (1949). Le Chopin du « jeune » Arrau est délié, direct, sans afféterie (splendides Préludes opus 28 de 1950). La relation de l'interprète avec Schumann semble aussi moins sophistiquée ou énigmatique que dans ses captations ultérieures : les Kreisleriana se consument ainsi entre passion exaltée (pièces impaires) et amères médiations dépressives (pièces paires), mais dans une parfaite logique globale.

Certes, Arrau ira plus loin encore trente ans plus tard dans la capture du mystère sonore de l'univers debussyste – notamment dans les deux livres d'Images ; mais les Estampes (plus qu'un Pour le piano un peu pâteux en son prélude) sont un miracle d'évocation et de ductilité.

Les enregistrements concertants sont souvent d'une tension incroyable, et d'une puissance phénoménale : le Concerto n°1 de Liszt (couplé à une remarquable fantaisie hongroise) enregistré à Philadelphie sous la baguette d' et capté, semble-t-il, en une seule prise (1952), est sans doute l'un des plus grandioses et héroïques de toute la discographie. L'entente entre les mêmes interprètes semble moins aboutie dans un Concerto n°3 de Beethoven un peu décevant, vu la relative précipitation du chef dans les mouvements vifs, peu compatible avec la vision du soliste à qui cette œuvre réussira bien mieux au sein des trois (!) intégrales des concertos du « grand sourd » qu'il gravera ensuite. Plus encore le concerto de Schumann souffre du relatif prosaïsme de la battue du chef Karl Krueger et d'un orchestre de Detroit peu précis ; mais quelle magnifique cadence, au terme du premier mouvement. Par contre, les captations live, à Chicago, sous la baguette survoltée de , de la Burleske de , avec un Arrau électrique et imprévisible, et du moins essentiel Konzertstück opus 76 de Weber, sont autant de morceaux d'anthologie.

En un mot comme en cent, ce coffret à prix doux chaudement recommandé nous semble une des rééditions incontournables de cet automne : c'est à la redécouverte d'un « autre » , vif-argent, précis dans sa vision et racé dans son insolence digitale, qu'il nous convie.

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