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Ardente soirée de l’EIC, dans la plénitude résonante des vents

On retrouve la personnalité étonnante d'Enno Poppe dans ce concert de clôture du Festival d'Automne, à travers deux créations françaises qui font l'événement de la soirée. Au côté du compositeur allemand, les pièces de et sont également à l'affiche. est à la tête de l' sur le plateau de la Cité de la Musique.

Dans les deux pièces nouvelles d', ce sont les cuivres qui ont la part belle, domaine, après celui des cordes et des claviers, au sein duquel le compositeur poursuit avec la même finesse son travail sur les micro-intervalles. Impressionnante également chez Poppe cette maîtrise de la conduite formelle à partir d'une idée source – Pierre Boulez parlait de graine – que le compositeur allemand fait proliférer à l'image du phénomène naturel de la croissance organique ». À ce double titre, Brot (Pain) pour cor, trompette, trombone, percussion et piano – tiré de son opéra Arbeit, Nahrung, Wohnung – est un chef d'œuvre. La pièce n'est pas dirigée mais les instrumentistes ont « un clic » dans l'oreille, repère rythmique indispensable au sein de l'élaboration vertigineuse du discours. L'imbrication virtuose des timbres, ceux des cuivres éblouissants avec la percussion et le piano, engendre une matière de plus en plus onctueuse et animée, selon un processus d'intensification que le compositeur mène jusqu'à la déchirure. « Je sais que les musiciens aiment les challenges et les défis; et moi j'aime les relever » confie . et ne déméritent pas aux côtés de , et , glorieux héros de cette performance virtuose.

De plus grande envergure (30′), Koffer (Valise), la seconde oeuvre au programme, est basée sur cinq pièces extraites d'un autre opéra, IQ, du prolifique . L'incidence avec l'ouvrage scénique est ici plus sensible dans la mesure où le compositeur fait davantage valoir une dimension mélodique et narrative. « […] tout ce qui était scénique auparavant devient du son. Mais en même temps, tout reste chant dans cette musique et la part opératique est toujours très expressive », lit-on dans les notes de programme. La palette instrumentale est éloquente : saxophone alto, cor/tuba Wagner, accordéon, clarinette basse et contrebasse, clavier électronique… autant de timbres luxuriants à façonner et de réseaux à tisser au sein d'une première partie où la dramaturgie est à l'œuvre : le grain sombre des cuivres et leurs lignes rampantes perturbées par des explosions en chaîne évoluent lentement vers des régions plus claires et non moins tumultueuses. L'intervention soliste du clavier électronique aussi détempéré qu'exotique est un premier coup de théâtre au sein d'une scène foisonnante et colorée où la batterie tente à plusieurs reprises d'instaurer une pulsation. Autre personnage haut en couleur, celui du saxophone alto et ses courbures orientalisantes qui engendrent, par variations développantes et obsessionnelles, la fantasmagorie sonore de la dernière séquence. La « fin d'acte » très théâtrale échoit aux violons dans une texture micro-intervallique arachnéenne. Le geste économe et discret de est exemplaire dans la conduite de l'œuvre étrange autant qu'exigeante du compositeur qui entend ici interroger les concepts d'organisation et de rangement.

Beaucoup moins ordonnée, la musique « nomade » de Pascal Dusapin dans Jetzt genau! est conçue pour piano – lumineux – et six instruments au timbre nettement individualisé – clarinette basse, trombone basse, contrebasse, harpe… – qui occupent progressivement l'espace de résonance dans une première partie puissamment élaborée. La tension des premières pages de la partition se relâche assez vite, de même que l'intérêt, avec l'apparition des premiers solos : celui du trombone basse un rien flambeur avant les circonvolutions plutôt bavardes et très/trop démonstratives de la clarinette en mode Klezmer, dans l'intention, nous dit le compositeur, « d'exprimer l'ombre de musiques toujours venues d'ailleurs ». La cadence du soliste, façon Keith Jarrett, ne manque pas son effet spectaculaire sous le jeu fluide et virtuose de , comme le geste presque maniériste de la clarinette basse en son fendu. Maniériste également, ce postlude furieusement dépressif pour boucler une trajectoire dont on peine à trouver la cohérence.

On préfèrera la manière musclée et décomplexée de Double Battery de la compositrice et vocaliste polonaise . Dans cette pièce incandescente, commande de l'EIC, le principe de dualité est décliné sous différents paramètres. Les dix instruments convoqués sont disposés symétriquement autour du chef, flûte et hautbois aux deux extrémités; deux clarinettes basses spatialisées se font face sur les balcons de la Salle des concerts. Le duel entre les deux solistes – monstrueux et – s'instaure après une introduction instrumentale sauvage, toute en stridence et friction de sonorités. La performance des deux clarinettistes, non dirigée, touche au domaine de la saturation, avec l'excès d'énergie, de jeu et de timbre qui pousse l'interprétation hors du cadre écrit. L'espace s'embrase à l'entrée dans « l'arène » des deux percussionnistes qui restaurent les nervures rythmiques et superposent leurs éclaboussures sonores – auditeur frileux s'abstenir! Mais la dualité s'exprime également dans la complémentarité, avec la musique en creux d'une superbe coda, au bord du silence et de l'immobilité, sur le ronronnement très doux des deux clarinettes basses.

Crédit photographique:  © Marco Borggreve ; © Łukasz Rajchert

 

 

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