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Le face à face Brahms / Ligeti par les solistes de Court-Circuit

Le cycle « en miroir » initié par et son se poursuit avec un égal bonheur à la Salle Cortot. Après Monnet/Janacek, c'est le face à face des trios pour violon, cor et piano de Ligeti et Brahms qui est convoqué, deux chefs-d'œuvre absolus qu'interprètent avec talent et conviction les trois solistes de l'ensemble.

Achevé en 1982, le Trio de Ligeti est écrit en hommage à Brahms mais ne fait ni emprunt ni citation à la musique du grand romantique allemand. Conçu par un compositeur qui a toujours poussé plus avant ses recherches dans tous les paramètres de la composition – il refusait de s'enfermer dans ce qu'il appelait « l'académisme d'avant-garde » – le Trio de Ligeti correspond à une période où il réinstaure dans son écriture les notions de mélodie et de rythme. Il se tourne alors vers les musiques de tradition orale, polyrythmies africaines et autres sources populaires régénérantes pour concevoir à son tour – après Bartók s'entend – un folklore imaginaire.

La forme en quatre mouvements, avec un Andantino (con tenerezza) suivi d'une sorte de scherzo (Vivacissimo molto ritmico) reproduit pratiquement le modèle de Brahms. Mais la comparaison ne va pas au-delà. Cette « musique de notre temps », que Ligeti appelle de ses vœux, modèle son propre espace, fragmente et agence librement les lignes de la polyphonie et joue avec différentes temporalités qui se superposent : celle du violon en doubles cordes d', du piano en accords de , des lignes éruptives du cor d'. L'épure du timbre et la liberté du geste fascinent au sein d'une écriture sous-tendue par un processus que l'on ressent à peine. Le second mouvement est d'une virtuosité insolente, instaurant un chaos subtilement organisé qui n'entrave nullement la transparence du jeu à trois. Il est impeccablement restitué par les interprètes, tout comme cette coda malicieuse où l'on perçoit en filigrane le sourire énigmatique de Ligeti. Alla marcia n'est pas moins ironique et semble défier les musiciens par sa verticalité obstinée et sa rythmique capricieuse à laquelle se soumettent piano et violon. La reprise, après le Trio fantomatique, ménage l'entrée très théâtrale du cor, celui d' dont on savoure les éclats flamboyants. Le Lamento final est une des plus belles pages de musique de chambre jamais écrite au XXe siècle, magnifiquement jouée par les trois musiciens laissant advenir l'émotion sans le pathos : Ligeti compose une passacaille pour terminer le Trio, comme Brahms l'a fait dans sa Quatrième symphonie. Mais le thème, celui d'un Lamento, est ici descendant et chromatique. Il apparaît sous l'archet sensible et expressif de la violoniste et donne lieu, sous l'effet d'un processus saisissant, à l'écartèlement des registres au sein du trio. Les accords charnus et presque violents sous les doigts de s'abîment alors dans le registre tragiquement sombre du piano. La coda ne ramène pas le sourire ; elle creuse l'émotion et confine au sublime.

L'enchaînement quasi attacca avec le trio de Brahms est un rien périlleux. De fait, l'Andante initial peine à trouver sa « vitesse de croisière », emmené par un premier thème très ondoyant et le souffle qui le traverse. Le Scherzo quelque peu précipité est davantage convaincant dans la reprise où la cohérence et l'élan solidaire des trois solistes gorgent d'énergie cette musique passionnée. L'Adagio mesto (triste) aux pensées automnales est une page superbe, méditative et teintée de pessimisme, qu'expriment le cor et le violon étroitement soudés. Mais ce n'est que dans le Finale, champêtre et irrésistible, que se libère véritablement le geste des interprètes, dans la plénitude du son et l'élan fougueux. Ils conférent à cette « chasse sauvage » sa dimension fantastique, autre facette de l'univers romantique.

Crédit photographique : © Gilles Pouessel

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