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Jordi Savall fait rayonner Venise à la Philharmonie de Paris

En 2016, avait investi, avec un élargi, la Salle des concerts de la Cité de la Musique pour un diptyque consacré au voyage d'Ibn Battuta (lire notre compte-rendu de la première partie). Cette fois-ci, c'est la grande salle qui l'accueille, pour un concert en plus grand effectif autour de la Cité des Doges.

Le programme, conçu de manière chronologique, propose de faire vivre en musique les étapes marquant la vie de la cité, et en particulier les influences qu'elle rencontre au cours de son expansion, depuis sa création autour de 700 jusqu'à la chute de la République de Venise en 1797 devant les armées françaises. Pour cela, comme à son habitude, mélange instruments et chanteurs d'origines et d'époques différentes, en nombre et en variété impressionnants, arrangeant les œuvres ou laissant parfois improviser les musiciens.

Venise, ce sont des liens avec Constantinople, dont dépend la cité dans ses premiers temps, et avec laquelle elle ne perdra plus le contact pendant le Moyen Âge. Cela est illustré par les six chanteurs de l'ensemble grec Neochoritis, qui reconstituent à plusieurs reprises des polyphonies byzantines. En cercle dans leur îlot de lumière, généreusement sonorisés, ils installent une atmosphère de recueillement avec cette musique liturgique au style immuable faite de longues tenues, de bourdon et de psalmodie, marquée par les quarts de ton et une voix formée très en arrière du palais. Mais au-delà, Venise ce sont aussi des liens avec l'Arménie, d'où la présence du duduk et du belul en introduction de nombreux morceaux occidentaux (comme dans la lamentation de sur la chute de Constantinople en 1453) ou dans une danse arménienne du XIIIe siècle ; avec la Perse, notamment au XVIIe (très belle danse Laïla Djân avec les instruments orientaux au premier rang et à la viole soprano) ; et bien sûr c'est Marco Polo revenant de Chine, fêté par un hymne richement accompagné à la gloire de l'Asie (O totius Asie gloria).

Venise, ce sont aussi des relations commerciales dans toute la Méditerranée, notamment l'Afrique du Nord (magnifique Danse de l'âme berbère, introduite à l'oud) et la Palestine. Ce sont les Croisades, auxquelles la flotte vénitienne a participé, et qui donna lieu à des chansons telles celle du troubadour , en ancien français.

Venise, c'est l'influence de la France proche, son alliée lors de la bataille de Marignan, d'où l'inévitable chanson de Janequin La Guerre (ou La bataille), rendue ici avec un accompagnement particulièrement fourni. D'où des raretés aussi comme la chanson Nous sommes tous égaux de , témoin de la Révolution Française qui allait bouleverser l'Europe et provoquer la chute de la République de Venise. C'est aussi l'influence de l'Autriche encore plus proche, et quoi de mieux que la Marche turque de Mozart pour l'illustrer, qui plus est dans un arrangement de Jordi Savall pour la vingtaine d'instrumentistes présents, renforçant l'aspect oriental grâce aux instruments orientaux et l'aspect viennois grâce aux violons ?

Venise, c'est une ville bénie pour les compositeurs, Vivaldi mais aussi des étrangers comme le Flamand Adrien Willaert au XVIe siècle, maître de chapelle de Saint-Marc, ou l'Allemand Hasse au XVIIIe représenté par deux chansons de bateliers. Et bien sûr Monteverdi, qui y passe les trente dernières années de sa vie. De l'inventeur de l'opéra, donne Il combattimento di Tancredi et Clorinda, créé lors du carnaval de Venise en 1624, vingt minutes de bonheur musical dans lequel s'illustre dans le rôle prééminent du narrateur, aux côtés notamment de la Clorinda rayonnante de .

Enfin, quel lien entre Venise et , napolitain du XIXe siècle installé à Paris, dont on découvre ce soir la courte cantate La Sainte Ligue (La nuit est sombre) ? Peu importe, car cette œuvre insolite est une délicieuse curiosité : le texte quelque peu naïf renvoie aux guerres de religion françaises, tandis que la musique est construite sur le deuxième mouvement de la Symphonie n° 7 de Beethoven et sur le quatrième de la Symphonie n° 5. L'arrangement de Jordi Savall pour la batterie d'instruments anciens présents donne un résultat profondément jubilatoire.

Le seul petit regret que l'on peut avoir concerne l'acoustique : du fait de la sonorisation de certains instruments, les voix paraissent par moment un peu lointaines voire étouffées quand elles chantent simultanément. Mais ce détail n'empêche pas de profiter durant toute la soirée d'un son et d'une musique d'une richesse inouïe, au service d'un message de dialogue interculturel et de fraternité porté par Jordi Savall, ses musiciens et leur goût du métissage.

Crédit photographique : Jordi Savall © David Ignaszews

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