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Tout le piano de Schumann sous les doigts de Valéry Sigalevitch

L'entreprise est colossale et il aura fallu plus de trois années d'enregistrement au pianiste Valéry Sigalevitch pour finaliser cette intégrale de la musique pour piano de Schumann.

Peu d'interprètes s'y aventurent tant le corpus est dense, foisonnant et à multiples facettes. Parcourir le chemin qui sépare les Variations sur le nom « Abegg » op.1 du Chant du matin op.133, c'est embrasser une bonne part de l'univers romantique allemand, avec tous les thèmes qu'on lui associe associe : l'amour, celui que proclame pour Clara Wieck de 1830 à 1840, mais aussi la nature, l'inquiétude, le mystère, l'intimité du sentiment, et l'élan vital qui traverse la musique de ce passionné tourmenté. Les 14 CD de ce coffret somptueux retracent l'œuvre d'une vie dans une succession chronologique quasi systématique des opus.

On est d'emblée séduit par le pianisme généreux de l'interprète, la clarté de la polyphonie et l'homogénéité du son dans tous les registres de l'instrument. Papillons op.2 (CD1) sonne sous ses doigts avec autant de fraîcheur que de précision ; chaque tableau de cette suite déjà si « schumannienne » est parfaitement ciselé. Beaucoup moins joués, les deux cahiers d'Études d'après les Caprices de Paganini op. 3 et 10 sont le témoignage d'une époque et révèlent des pages étonnantes, telle cette pièce instaurant une asymétrie entre les deux mains, restituée avec une plénitude sonore et virtuose très convaincante. La redoutable Toccata op.7 refermant la première partie « pré-carnavalesque » de l'intégrale  ainsi nommée par Valéry Sigalevitch qui rédige une notice pleine d'enseignement pour chaque opus  est un défi qu'il relève avec un panache et une élégance rares.

La deuxième période (CD 3 à 10) réunit quant à elle les pièces maîtresses du catalogue de Schumann, toutes composées dans une période où il se consacre exclusivement au piano. En premier lieu, Carnaval op.9, dont le pianiste livre une interprétation habitée autant que personnelle : ainsi cette page des « Lettres dansantes », que l'on croirait « montée sur des petits ressorts ». Ses portraits d'Eusebius et de Florestan, le double schumannien, semblent traduire tout l'attachement du pianiste pour une musique qu'il a faite sienne. Puissantes et d'une belle autorité pianistique, les Études Symphoniques op.13 (CD 4) insèrent dans leur parcours les cinq variations posthumes publiées par Brahms en 1873. On y apprécie l'ampleur du geste et la richesse des plans sonores obtenus sur un clavier toujours magistralement équilibré. Sigalevitch ne néglige aucune dimension de l'écriture : ligne de chant, nervures rythmiques, richesse polyphonique et fondement harmonique, à la faveur d'une main gauche impérieuse. Malgré une qualité moindre d'enregistrement, surtout pour la première, les trois sonates sont autant d'étapes saillantes dans cette imposante trajectoire. C'est un tempérament de feu qui s'exprime dans la Sonate n°2 en sol mineur (CD 6) à laquelle l'interprète donne une épaisseur dramatique étonnante. Il ne démérite pas dans la Grande Sonate en fa mineur op.14 (CD 10) ; il l'aborde avec une énergie galvanisante dont se nourrit in fine le Prestissimo possibile, autre gageure dont notre pianiste fait son miel.

La troisième partie (CD 11 à 14) recèle bien d'autres pépites, l'Album pour la jeunesse notamment (CD 12), recueil pédagogique précieux que Schumann écrit alors qu'il est père de cinq enfants. Mais aucune de ces partitions ne peut rivaliser avec les chefs d'œuvre absolus que sont les Kreisleriana op.16 (CD 7) et la Fantaisie op.17 (CD 8), qui constituent l'acmé de cette intégrale. La légère distorsion du son, indice de quelques problèmes récurrents d'enregistrement, n'altère pas le ton passionné et l'étonnante énergie que le pianiste fait passer dans les Kreisleriana, des pages qui comptent parmi les plus abouties de l'écriture de Schumann. Concernant la Fantaisie, le geste libre et la sonorité généreuse qui embrasent le clavier dans le premier mouvement sont à la mesure du caractère épique de cette partition, dont le lyrisme éperdu est ici conduit avec justesse, sans débordement. Après le rythme pointé du début du deuxième mouvement, qui proscrit la raideur, ce sont toutes les facettes de l'art schumannien que Sigalevitch détaille avec une verve communicative. Quant à « l'hymne à la nature immense »  comme sait en écrire Schumann dans ses instants les plus inspirés  du troisième mouvement, il est assurément l'un des plus beaux moments du coffret où l'interprète, très habité, fait advenir l'émotion dans toute sa puissance.

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