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Visitors à la Philharmonie : éloge de la mélancolie

La grande salle Pierre Boulez bondée accueille Visitors, quatrième long métrage de sur une partition originale de . , alter ego du compositeur, conduit l'.

L'on a dit, dans ces colonnes, lors de la parution du CD en 2013, chez Orange Mountain Music, combien Visitors pouvait déconcerter avec ses six mouvements lents aux titres énigmatiques, sa matière musicale extrêmement ténue si on la comparait aux chefs-d'œuvre du compositeur américain, sa durée malhérienne – mais plutôt que la Résurrection de l'autrichien, il s'agit une cérémonie funèbre pour l'américain, qui ne garde d'un art patiemment édifié sur plus de 40 ans qu'une manière de squelette : abandon de la mélodie, lancinants ostinatos, déplorations d'arpèges, tenues cuivrées ou boisées, discrètes ponctuations percussives, harpes en vedettes, sourde menace pianistique. Assurément le genre de partition à ne pas mettre sous les oreilles des réfractaires (il en reste, surtout dans la presse française) à la singularité d'un geste artistique qui remplit pourtant aujourd'hui les salles du monde entier avec des titres devenus des hits et dont l'énumération vaut ordonnance contre la laideur et le mal du Monde : Akhenaton, La Belle et la bête, Tirol Concerto, Satyagraha, Einstein on the beach, The Hours, Orphée, Les Enfants terribles, Mishima, les Etudes pour piano, Koyaanisqatsi

Koyaanisqatsi (film où  » l'on entendait les images et où l'on voyait la musique« ) fut, en 1983, l'épisode 1 d'une des plus originales entreprises cinématographiques du XXe siècle. Entièrement muet, tourné sur sept années, Koyaanisqatsi (la vie déséquilibrée de l'homme sur la planète), est salué aujourd'hui comme l'ancêtre du film à caractère écologique. Suivirent Powaqqatsi (la vampirisation des pays pauvres par les pays riches) et Naqoyqatsi (la guerre) pour composer ce qu'on appelle aujourd'hui la Qatsi Trilogy (élaborée au total sur 19 ans). Compositeur et réalisateur travaillèrent en symbiose pour un résultat spectaculaire tel que toute personne ayant vécu l'expérience Koyaanisqatsi ne s'en remettra jamais tout à fait.

Onze ans après: Visitors. L'on attendait avec impatience la confrontation de cette étrange « Symphonie immobile » avec les images auxquelles elle était destinée : un gorille, une foultitude de visages humains, tous nous fixant d'une sorte d'au-delà en silence, étrange ballet, immobile lui aussi, d'une humanité désincarnée par un noir et blanc trop somptueux (quoique terni dans sa part inférieure par l'éclat lumineux émané de l'orchestre en contre-bas) pour générer quelque optimisme. Impression renforcée par quelques plans de bayous comme soufflés par l'atome, de gratte-ciels en contre-plongée, de constructions dévastées, par un intermède dévolu à deux mains privées de corps, par la vison récurrente d'un sol lunaire avec notre Terre vue de très loin…. A la fin, le mot : exit. Questionnement existentiel qui gagne le spectateur face à son humanité profonde. Où va le Monde ? Où va l'homme ? Pas de réponse.

La musique elle-même semble avoir renoncé au sensationnel vertige impeccablement synchronisé à l'œuvre dans Koyaanisqatsi, comme détachée de tout désir de dialogue avec l'image. Même Glass et Reggio semblent détachés l'un de l'autre, comme de ce qui a fait leur gloire. , qui a pourtant si bien su narrer les chefs-d'œuvre de Cocteau, semble revenu avec Visitors à cette profession de foi de 1976 à la création d'Einstein on the beach : « La fonction narrative s'est complètement déplacée d'une histoire que l'on raconte à une histoire que l'on vit. »

C'est pourtant un public suspendu à l'écran, à l'envoûtement qui monte de l'orchestre, qui fait un triomphe un peu inattendu à ce geste artistique sans concession. L', moyennant la permission de Glass de reposer les doigts sur quelques mesures en se relayant çà et là sur le fil d'une partition à vocation infusante qui renoue avec les formules répétitives qui ont signé le style du compositeur, ne fait qu'une bouchée très goûteuse de la mélancolie infinie de Visitors, sous la baguette sereine de  : un art de vivre.

Crédit photographique: Prudence Upton/Sydney Festival

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