Beau plateau, orchestre suprême et mise en scène discutable. Au Grand Théâtre de Luxembourg la nouvelle production d'un opéra de Verdi trop peu joué n'aura laissé personne indifférent.
David Hermann, on le sait, est un jeune metteur en scène qui ne manque pas d'idées ; les productions chroniquées sur notre site (L'Italienne à Alger, Armide, Iolanthe, Mort à Venise, L'Or du Rhin…) l'attestent indubitablement. Pour sa mise en scène de Simon Boccanegra, créée en février dernier à l'Opéra de Flandres et reprise tout récemment au Grand Théâtre de Luxembourg, il n'en fallait pas moins d'une note d'intention de six pages pour expliquer le concept régissant l'ensemble du spectacle. Texte passionnant, détaillant la vision de Hermann sur l'égarement, la solitude, les traumas mais aussi la dimension christique du héros éponyme, apôtre de paix et d'amour en dépit du passé sulfureux qui l'a conduit au pouvoir. Le texte s'épanche également sur les thèmes fédérateurs et les divers contextes sociaux et politiques d'un opéra marqué par le poids du passé et de l'histoire, par la lutte des classes entre patriciens et plébéiens et surtout par la difficulté, voire l'impossibilité qu'il y a à concilier la sphère du public et la vie privée.
Disons-le d'emblée, les choix artistiques opérés complexifient plus qu'ils ne l'éclaircissent les multiples implications d'une intrigue déjà passablement obscure et alambiquée. Le choix de briser les barrières du temps et de faire de l'histoire du doge de Gênes à la fois un thriller politique contemporain et une chronique de l'histoire politique de l'Italie du XIVe siècle, s'il introduit certes la distance nécessaire à une analyse critique de l'histoire d'un parvenu, rend complètement illisible l'écart temporel qui sépare de près de vingt-cinq ans le prologue des trois actes de l'ouvrage. Tantôt vêtus de costumes contemporains, tantôt de toges romaines ou d'habits de la Renaissance, maniant le téléphone comme la dague ou le revolver, les personnages oscillent entre le présent et le passé, obscurcissant les rebondissements de l'action même si l'on comprend qu'il s'agit pour le spectateur de mieux mesurer l'universalité de thèmes vieux comme le monde, l'appétit du pouvoir et la confusion des sentiments. Tout cela n'explique pas pourquoi, dans le bouleversant duo de la reconnaissance, Maria/Amélia envisage d'assassiner son père d'un coup de revolver ; lors du prologue, c'est Simon lui-même qui semble envisager de mettre un terme à ses jours. Comble de l'outrance, la fin de la scène du Conseil dans laquelle treize personnages représentent par leurs costumes et leur posture La Cène de Léonard de Vinci. Si les parallèles entre Simon et le Christ ou entre Paolo et Judas peuvent se défendre, l'apparition de Maria/Amélia en Vierge kitschissime, ou plutôt en une Notre-Dame de Lourdes donneuse de leçons, confine à l'absurde ; celle d'Adorno attifé en centurion romain frise le grotesque. Fort heureusement, à l'issue de l'entracte, les deux derniers actes gagneront en unité et en cohérence. Au final, le spectateur n'aura eu le choix que de pratiquer la « suspension consentie de l'incrédulité » chère au grand poète romantique Samuel T. Coleridge et de laisser libre-cours à ses sensations, à ses émotions et à son imagination. Sans doute était-ce l'effet recherché. Ou alors il pourra se régaler l'œil et goûter la beauté plastique des époustouflants décors de Christof Hetzer, habilement disposés sur un plateau tournant qui permet de faire défiler, entre autres tableaux, de superbes intérieurs classiques inspirés de constructions romaines ou de palazzi de la Renaissance.