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En hommage à William Kapell

La grandeur pianistique de , pianiste américain d'origine polono-russe, l'un des personnages les plus tragiques de l'histoire de la musique du XXe siècle, se voit pleinement confirmée dans ces enregistrements supérieurement remastérisés sous l'oreille attentive de Ward Marston. Préparé de longue date, cet album de trois disques est enfin sorti et, permettant d'entendre des gravures jusqu'alors inédites, il est un vrai régal pour les fans de l'artiste prématurément disparu.

D'une ineffable poésie et dénuées de toute affectivité superflue, les interprétations aussi subtiles que vivantes, et aussi originales que remarquables, de se caractérisent par la simplicité et le naturel des phrasés, mais aussi par une expressivité intense et une imagination ardente. Nous admirons sa technique phénoménale, les nuances dynamiques rendant son jeu plus élégant et plus animé, la clarté agogique, de même que le brio, voire la folie digitale dans les passages rapides. Penseur plutôt que rêveur, et à la fois humaniste plutôt qu'un intellectualiste distancé, Kapell impressionne (malgré un âge peu avancé) par sa maturité, son sens de la grandeur épique, une noblesse de ton, ainsi que par l'exceptionnelle maîtrise d'un jeu haut en couleurs.

Le premier disque est composé de deux récitals pour piano qui ont eu lieu (respectivement en 1947 et 1945) au Carnegie Hall de New York, et d'une exécution d'une pièce concertante, la Burlesque en ré mineur de , qui s'est tenue le 1er février 1948 avec le  sous la direction de . On n'oubliera pas le récital de 1947 (occupant les premières plages du disque, malgré l'ordre chronologique inverse), pour lequel Kapell présenta, entre autres, la Suite en la mineur BWV 818 de Bach qui, sous ses doigts inspirés, fascine autant par une ambiance courtoise, tantôt souriante, tantôt discrète, que par un toucher dégageant cette chaleur des sonorités rondes et soyeuses propre à la plupart de ses interprétations. La Sonate en ut majeur K. 330 de Mozart, ce mélange de plaisir et de lucidité, rayonne à son tour de gaieté et de convivialité, tandis que la Mazurka en fa mineur op. 63 n° 2 de Chopin est envahie par un ton mélancolique et amer. La Burlesque de Strauss est digne d'attention par le simple fait qu'il s'agit de l'unique gravure de cette œuvre par le pianiste qui, d'ailleurs, ne la joua que deux fois au cours de sa courte vie, après quoi, mécontent du résultat interprétatif, l'abandonna. On notera que, comme nous en informent les notes du livret, Kapell a appris ce concerto en quatre jours, sur demande de qui, soulignons-le, n'est pas dans sa meilleure forme (contrastes dynamiques exagérés, manque de cohérence agogique et, en fin de compte, une certaine lourdeur de la pâte orchestrale). Kapell, pourtant, émerveille par un legato parfaitement tenu et est éblouissant de poésie, d'émotion, de délicatesse et de sensibilité dans les passages lyriques.

Le deuxième disque comporte deux émissions radiophoniques de 1952 (des récitals d'une demi-heure qui ont été donnés au studio de la radio new-yorkaise WQXR) et un enregistrement d'une pièce concertante, la Rhapsodie sur un thème de Paganini en la mineur op. 43 de Rachmaninov, avec l'accompagnement du ,  sous la baguette d', datant de 1944. Les récitals sont composés de la Sonate en si bémol majeur K. 570 de Mozart, la Jeune fille et le rossignol de Goyescas de Granados, deux Ländler de Schubert, la miniature Tricky Trumpet de Chasins, les quarante-cinq premières mesures du Largo de la Sonate en si mineur de Chopin, Children's Corner de Debussy et la Rhapsodie hongroise n° 11 de Liszt, suivie d'un entretien avec le pianiste qui avoue, entre autres, s'inspirer de l'art interprétatif d'Artur Schnabel, et . De plus, il est de l'avis qu'à la période de transition entre la fabrication des disques 78 tours et celle des vinyles 33 ¹⁄₃ tours par minute, la qualité sonore de référence était proposée par… le label Decca. Pour ce qui est des exécutions, nous devons reconnaître qu'un an avant sa mort, était au sommet de sa carrière ; son jeu, un véritable art du clair-obscur, perceptible grâce aux excellents reports de Marston, est d'une variété inouïe de couleurs et d'une subtilité digitale extrême. Nous dirions même que, par ses phrasés imaginatifs, il plonge l'auditeur dans une nouvelle dimension, en suspendant littéralement le temps, et que le ciel semble s'ouvrir devant lui. Le dernier récital radiophonique est clos par la Rhapsodie hongroise de Liszt dont l'exécution, idéalement équilibrée quant au choix des tempi, est pleine de panache, d'une puissance expressive et du geste fulgurant.

Si les deux premiers disques du coffret sont attirants, le troisième est de bout en bout éblouissant et fascinant, et ce, non seulement par le caractère des interprétations, mais aussi par son contenu. Au total, quatre enregistrements nous sont offerts, dont deux proviennent d'apparitions publiques de William Kapell (en solo et avec un quatuor à cordes), et les deux autres sont issus de diffusions radiophoniques. En ce qui concerne les œuvres données par l'artiste en récital solo, le 17 octobre 1951 à New London, notre attention est attirée avant tout par les pages non présentes dans les gravures commerciales officielles, soit la Suite bergamasque de Debussy (trouvable jusqu'alors uniquement dans un coffret RCA de deux disques, regroupant des bandes australiennes, de qualité sonore précaire) et la Danse du meunier du Tricorne de . L'ardeur et l'enthousiasme qui embaument ces prestations contribuent à créer une atmosphère unique, parfois si mystérieuse (Debussy), parfois un peu farouche et véhémente (Falla). En effet, la Danse du meunier est ici habitée par une sorte d'impétuosité aveugle, par cette brutalité nue qui nous renvoie aux paysages sauvages de l'Espagne même. La Mazurka en ut dièse mineur op. 6 n° 2 de Chopin qui la précède est à son tour baignée dans une ambiance joyeuse, harmonieuse et quasi-idyllique d'une douceur d'été polonaise qui – lors du séjour du compositeur en France – lui manquait si terriblement, mais dont les souvenirs l'ont beaucoup inspiré en l'incitant à créer ses œuvres.

Et si William Kapell montre sa dextérité digitale dans la Rhapsodie hongroise n° 11 de Liszt (apparaissant dans ce coffret encore une fois), il met en avant une polyphonie subtile et apaisante dans le prélude choral Nun komm, der Heiden Heiland BWV 659 de Bach, arrangé pour piano par Busoni.

En ce qui concerne les autres inédits de ce disque, nous devons mentionner le Concerto en la mineur pour quatre claviers BWV 1065 de Bach, avec, entre autres, Rosalyn Tureck au piano, et Milton Katims au pupitre du chef d'orchestre, pour lequel les musiciens nous proposent une lecture purement apollinienne : équilibrée dans le choix des tempi et mesurée quant au dosage de l'expression. À la fin, nous entendons le Quintette pour piano en mi bémol majeur op. 44 de dont l'exécution, captée live à Chicago, le 21 novembre 1951, en compagnie du Quatuor Fine Arts, est flamboyante de virtuosité et de dramaturgie. Il s'agit probablement de la meilleure interprétation de cette partition au disque.

L'album « William Kapell, émissions radiophoniques et enregistrements de concert, 1944-1952 » est une parution dont devraient se contenter toutes les discothèques sérieuses et averties. À ne pas manquer, surtout que le tirage n'est que d'un millier d'exemplaires.

 

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