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Le Festival Musiq’3 entre claviers et émotions

Pour sa 7e édition, le festival bruxellois Musiq'3 (organisé par la chaîne de la radio belge francophone axée sur la programmation classique) se place sous le vocable anglais « touch » dans toutes ses acceptions : à la fois « touche » de clavier, et au sens figuré celle liée aux émotions sous toutes leurs formes.

Une première soirée de bon augure

Le vendredi 30 juin, la soprano belge Jodie Devos nous émerveille par un subtil et poétique récital de mélodies de Mozart partagé entre pages célèbres (Abendempfindung KV 523, Dans un bois solitaire KV 308) et d'autres nettement moins courues. La jeune étoile montante du chant nous subjugue par son discret épanchement scénique, entre sourire et larmes, entre malice (Die Betrogene Welt KV 474) et drame intérieur (Das Lied des Trennung KV 539). Tout au plus pourrait-on espérer une prononciation plus franche et parfaite de l'allemand. Elle est admirablement secondée par le piano-forte coloré de Sebastian Wienand, au jeu juste mais un peu trop intériorisé voire timide dans les deux mouvements de sonate disposés en guise d'intermèdes instrumentaux. La mise en espace scénique et les vidéos chorégraphiques d'Isabella Soupart, sans trop de rapport avec le contenu des textes, n'apportent, hélas, aucun plus à ce répertoire de la confidence, et génère une maladroite distraction de l'auditeur !

Au même Studio, un habitué du festival, Philippe Graffin invite trois partenaires prestigieux (Lili Majala à l'alto, Amy Norrington au violoncelle et surtout l'impérial au piano) pour une somptueuse et électrique version du premier quatuor à clavier opus 25 de . On peut juste reprocher à cette lecture un côté trop uniment symphoniste, là où quelques moments de clairs-obscurs seraient mieux venus, au fil des mouvements médians.

Deux anniversaires fêtés

Le 450e anniversaire de la naissance de Monteverdi se voit dignement célébré le samedi par les Regenc'hips (comprenez la classe de musique ancienne du Conservatoire royal francophone de Bruxelles) idéalement préparée et dirigée depuis son chitarrone par , professeur en l'institution et grand spécialiste de la musique italienne au début de l'ère baroque. Côté solistes, le ténor se distingue par son testo d'anthologie, d'une incroyable théâtralité vocale, entre colère épique et recueillement morbide, au cours d'un Combatimento di Tandredi e Clorinda d'anthologie, mais il se montre d'une suavité sans pareille dans le Si dolce è'l tormento terminal. Les autres solistes du chant, la soprano Hanna Al Bender et le ténor Carlos Monteiro se montrent à l'avenant.

D'autre part, le festival rend un vibrant hommage le dimanche au presque octogénaire , connu surtout des mélomanes pour son long mandat à la tête de l'Orchestre Philharmonique de Liège (1977-1999), mais aussi magnifique et prolifique compositeur dont le catalogue connaît un magnifique été indien à l'occasion de cette réorientation de carrière. Ce portrait musical en miroir, agrémenté d'une conversation entre le maître et la journaliste Martine Dumont-Mergeay, propose à la fois des extraits d'œuvres assez récentes mises en rapport avec celles de grandes figures tutélaires : trois des treize bagatelles pour piano de 2003 sont encadrées par Beethoven (op. 126 n° 4) et Schumann (Vogel als Prophet des Waldszenen op. 82) tandis que le madrigal final du Quintette pour clarinette et cordes de 2015 répond au premier mouvement du Quatuor à cordes de Debussy. Cette musique d'une stimulante spiritualité et d'une modernité pacifiée loin des querelles esthétiques retrouve par les divers chemins d'une écriture maîtrisée les voies d'une « panconsonnance » ; elle peut compter sur la pianiste Marie-Dominique Gilles, ou sur le clarinettiste associé au , magnifiques et éloquents défenseurs.

Des récitals en cascade

Le samedi, , personnalité attachante et incendiaire, propose, outre une sélection en demi-teinte des variations Corelli opus 42 de , une interprétation incandescente, inquiète mais aussi lyrique de l'impitoyable et martiale Sixième Sonate opus 82 de Sergueï Prokofiev, et ponctue son récital, identique au programme de son CD Russian impulse (paru chez Paraty), par les spirituelles et jazzy Variations opus 41 de Nikolai Kapustin, inspirées par l'exorde du Sacre du printemps et son célèbre solo de basson.

Le même jour, , premier prix du concours Chopin de Varsovie 2015, nous laisse sur notre faim : certes la sonorité est magnifique, fondante et mordorée, quoique un peu noyée par un abus de pédale. Les deux Debussy auguraux préfèrent la sensualité des couleurs à la netteté du dessin, la plus que lente se traîne interminablement et l'Isle Joyeuse ne connaît jamais la transe digitale qu'on lui connaît sous d'autres mains. Par la suite le pianiste coréen aborde les quatre ballades de Chopin avec des bonheurs divers : il va ainsi droit au but dans une très belle troisième ou sait camper les atmosphères contrastées dans la dichotomique deuxième, mais dès qu'il s'agit d'animer les première et quatrième, partitions plus complexes, et de les architecturer par un discours cohérent,  recourt à des artifices assez éculés : le rubato en devient caricatural et artificiel, le fil du  discours se perd entre étalement languide et précipitation : ce pianiste surdoué mais un peu immature doit d'avantage réfléchir à l'ordonnancement d'une œuvre et à son interprétation dans la trame temporelle. Malgré le triomphe remporté, avouons par moment une franche déception.

Cette maturité sereine et rayonnante, nous la retrouvons par contre intacte, le soir, sous les doigts de Beatrice Rana, 23 ans à peine, dans de plantureuses Variations Goldberg BWV 988 de . D'emblée l'artiste trouve le ton juste, adopte une parfaite lisibilité de la polyphonie, agrémente le texte d'une ornementation parfaite, et se joue des difficultés imposées par l'adaptation de la partition conçue pour un clavecin à deux claviers au seul piano. La sonorité est perlée et magnifique, même dans les variations les plus tortueuses telle la labyrinthique et pathétique vingt-cinquième. Si prime toujours le spirituel, jamais Beatrice Rana n'oublie pour autant la pulsation rythmique voire le caractère de la danse de certaines pages. Son sens global de l'architecture soutient l'intérêt durant ces trente variations dont elle assume avec raison toutes les reprises, tellement structurantes. Il émane ainsi de cette poétique de la variété d'éclairage d'un même objet sonore, une sorte de tension hypnotique où la musique évolue en apesanteur. Le public particulièrement attentif et silencieux réserve une longue ovation méritée à l'artiste italienne au terme de ce roboratif marathon musical.

Le dimanche, la pianofortiste propose une remise à plat de l'interprétation beethovénienne sur un pianoforte Chris Maene d'après un Conrad Graf de 1804. La vitesse de réponse d'une mécanique plus légère permet des tempi vifs et une reconsidération complète de l'articulation des phrasés. L'instrument est semble-t-il aussi doté d'un cadre en métal, nouveauté à l'époque, ce qui permet un jeu puissant et contrasté ; les couleurs de l'instrument ou les effets de pédales (forte comme piano, avec ce son voilé au propre comme au figuré) sont inimitables sur un instrument moderne. Sous les doigts véloces et inspirés de l'interprète russe, la sonate Appassionata redevient ce « torrent de feu dans un lit de granit » (), un drame permanent où l'incendie couve toujours sous la cendre, et où une inquiétante étrangeté s'invite même au cœur du mouvement lent à variations. Et qui depuis l'aventureux Artur Schnabel a joué sur le plan des tempi et des intentions effervescentes ainsi le premier mouvement de la sonate Waldstein ? – ce qui n'empêche nullement une poésie insigne dans toute la genèse thématique du rondo final ou le dévidement de sa mystérieuse introduction. On reconnaît sans doute ici et là l'influence du maître d'Olga Pascchenko, Alexei Lubimov, dans cette démarche d'électron libre interprétatif. Mais à n'en pas douter, cette artiste défend ses options avec une originalité et une éloquence peu communes et suscite un véritable coup de cœur.

La réduction de Viktor Derevianko, de la quinzième et ultime symphonie de Dimitri Chostakovitch autrefois enregistrée pas Gidon Kremer, joint au trio à clavier, trois percussionnistes se partageant un impressionnant instrumentarium.

L'art de la réduction

Sont ainsi réunis sur scène le dimanche un singulier nombre de claviers et de « touches ». Mais au-delà de l'anecdote, il s'agit sans doute de l'heure de gravité suprême au sein d'un festival souriant. Deux des chevilles ouvrières de la manifestation, la violoniste Shirly Laub, par ailleurs coach de l'orchestre du festival et la violoncelliste, invitée récurrente, Marie Hallynck sont rejoints par l'extraordinaire pianiste Boyan Vodenitcharov tâtant aussi pour l'occasion un peu du célesta, ainsi que par un excellent trio de percussionnistes, constitué de l'exceptionnelle Bulgare Vassilena Serafimova (invitée d'honneur du festival pour de multiples interventions) et des remarquables Alexandre Esperet et Carlo Willems. Loin de ne retenir que le squelette sonore de la partition symphonique, cette réalisation permet de vivre dans l'intimité de la musique de chambre le drame d'un homme en fin de vie, aux espoirs déçus et aux idéaux bafoués par le totalitarisme ambiant. Le côté grinçant et sardonique des mouvements vifs comme l'atmosphère lugubre de résignation désolée nimbant les deux mouvements lents, quadrillés par un canevas énigmatique de citations  – de l'ouverture de Guillaume Tell fibrant le premier mouvement au prélude de Tristan et Isolde ou à l'annonce de la mort à Siegmund de la Walkyrie, évasifs tout au long du final où pointe aussi la rythmique de l'allegro initial de la Symphonie « Leningrad » du maître himself dans l'épisode en forme de passacaille – semblent encore plus prégnants dans cette version de chambre. Il faut rendre un hommage aux six interprètes du jour pour avoir monté cette magnifique mais terrible interprétation, suffocante par son ambiance de huis clos en un minimum de services et d'avoir, sans surligner les effets, atteint l'essence même de l'œuvre.

Un concert final un peu décevant

Pour clôturer la manifestation les organisateurs font appel à l'orchestre « local » le , en constants progrès, et jouant en ses murs sous la direction de son ancien chef permanent Michel Tabachnik. Si le programme se veut populaire, une direction parfois lourde (deuxième suite du Tricorne de Manuel de Falla), voire pataude et quelque peu vulgaire (deuxième rhapsodie hongroise de Franz Liszt dans l'orchestration de Doppler) gâche sans finesse une soirée s'annonçant sous les meilleurs auspices. Le violoncelliste biélorusse Ivan Karizna, cinquième lauréat du dernier Concours Reine Elisabeth de Belgique et prix du public « Musiq'3 » s'épanche quelque peu en torrents lacrymaux et avec un vibrato exacerbé, sur la (trop ?) célèbre Vocalise opus 34 n° 14 de Rachmaninov ici transcrite pour son instrument. L'artiste est trop généreux et canalise parfois encore imparfaitement un engagement physique impressionnant mais souvent en léger décalage avec les partitions choisies, telle une belle mais imparfaite Deuxième sonate opus 99 de Brahms humaine, trop humaine et de belles Fantasiestücke opus 73 de Schumann  données en récital au même endroit, ce dimanche après-midi.

Le grand sauve la mise avec une version imparable, d'un chic fou dans sa finition, et d'une « touch » très « british » par un certain flegme, du premier Concerto pour piano de Liszt. Le pianiste ne s'étale pas sur la partition et reste d'une probité, d'une concentration impressionnantes, même si l'on peut aussi rêver d'interprétations plus emportées et « romantiques » de cette célèbre page.

Au gré des discours de circonstance conclusifs au terme de ce concert bruyant, rendez-vous est déjà pris pour l'édition 2018, qui si l'on en croit les sous-entendus, devrait nous mener vers des horizons plus nordiques.

Crédits photographiques : Jodie Devos © ;   © Dries Luyten ; © Jean-Baptiste Millot ; Beatrice Rana © Marie Staggat ;   © Yat Ho Tsang ; Vassilena Serafimova © Jéremy Bruyere

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