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Carmen à Bregenz : le génie d’Es Devlin

Davantage victime du fatum qu'étendard de la liberté, la Carmen de impressionne surtout par le mémorable décor qu' a conçu pour le célèbre plateau aquatique du lac de Constance.

La Seebühne de Bregenz offre aux spectateurs du monde entier des spectacles spectaculaires : ne me contredira mon voisin russe, écran allumé à la main pour lire les sous-titres en cyrillique à son voisin de gauche, avachissements à répétition sur son voisin de droite, chant simultané ou confidences à voix haute sur tous les parties purement orchestrales, applaudissements en cadence à l'entrée d'Escamillo au IV (l'énergumène dépasse assurément et de très loin les critères définis dans notre récent billet d'humeur). Faisant le plein, pour une trentaine de représentations estivales, d'une pente de gradins faisant plonger 6500 spectateurs vers le Lac de Constance, la manifestation est populaire, et, à cause de ce « crime », parfois traitée avec condescendance. On y sonorise les œuvres et, ce qu'on découvre cette fois, on les élague. Malgré ces handicaps attrape-puriste, force est, pour ce dernier, de reconnaître qu'il est, à Bregenz, davantage de grain scénique à moudre que chez son équivalent français, le Théâtre antique d'Orange qui, abrité derrière des distributions cinq étoiles, fait surtout se déplacer ceux qui pense que l'opéra c'est prima la musica. Bregenz invite des metteurs en scène dont l'inspiration a fait ses preuves ailleurs. , auteur d'un Ring pour Copenhague, d'un Don Giovanni pour Londres tous deux absolument mémorables, est de ceux-là. Après la résurrection manquée d'une Liebesverbot madrilène de pure pantalonnade, sa Carmen est finalement, assez traditionnelle, une fois posé son postulat de départ : une Carmen qui, quoi qu'elle en dise et quoi qu'on nous en a toujours dit, n'est pas plus libre de son destin que quiconque.

L'Ouverture la montre dès l'enfance : elle n'y a pas froid aux yeux (elle embrasse à pleine bouche un de ses petits camarades), et son addiction aux cartes est déjà perceptible. C'est ce jeu de cartes, qu'elle manipule déjà sur la place où chacun va passer, qui fournit au spectacle l'armature sémantique d'un formidable décor. , fascinée depuis longtemps par le défi que représente Bregenz pour un décorateur, en relève haut la main la gageure, avec une architecture, qu'à l'instar de son cheval de Troie pour McVicar, on ne se lasse pas de contempler. Surgissant de l'onde, deux avant-bras féminins battent et rebattent des cartes qui leur échappent : certaines sont tombées à l'eau, les autres sont figées dans l'air, la plupart devenant de mini-plateaux de jeu. L'incarnat sur les ongles s'écaille par endroits, une cigarette se consume au bout de la senestre : une femme qui doute interroge son destin. À l'acte II, ce très beau décor fait découvrir sa capacité d'immersion en s'inclinant vers l'eau pour un ballet irrésistible de sauvagerie aquatique. Une pluie diluvienne (de théâtre, se rassure-t-on sous un ciel chargé qui aura inquiété tout le jour) délave ensuite les cartes qui, neutres au départ, avaient été retournées par une intrigante vidéo, faisant apparaître une reine de cœur, puis des vues de Séville ou des gros plans en direct des héros.

La palette visuelle évolue entre la flamboyance chromatique du grand spectacle et le noir et blanc du drame. Si la fuite de Carmen à la nage a réveillé un acte I apparu de facture bien sage à tous les convalescents de la formidable thérapie de Tcherniakov à Aix, le sommet esthétique est l'acte III, avec son Air des cartes éclaboussant de rouge le vertigineux décor envahi de contrebandiers-varappeurs (même Micaëla s'adonne à la vertigineuse discipline !), de braseros surgis des cartes soulevées. Après quelques accostages en bateaux, il ne restera plus, pour finir d'imprimer les mémoires, qu'à noyer longuement l'héroïne dans les eaux du lac devenues noires au fil du couchant. Même si on a connu à Bregenz des réalisations  plus originales (certain Vaisseau-fantôme de David Pountney), cette Carmen qui sera reprise en 2018, reste un beau spectacle.

S'il s'avère toujours délicat, à Bregenz, de pouvoir porter un jugement objectif sur les voix, la distribution, hormis la superbe Micaëla de Melissa Petit, conduisant fort bien le dialogue entre de très beaux aigus et un registre grave inhabituel dans le rôle, et l'Escamillo bravache à souhait d', n'est pas celle des grands soirs en ce qui concerne les rôles principaux : ayant la lourde tâche de succéder à Gaëlle Arquez, , plus banale, s'en acquitte honorablement, même si dans une moindre mesure que le José démonstratif de , malgré un français peu idiomatique. Il faut attendre la scène finale pour que les deux amants donnent le meilleur. La Mercédès de et la Frasquita de pétillent à souhait, pendant que le Moralès de Wolfgang Stefan Schwaiger et le Zuniga de Yarushi Hirano rivalisent de virilité imbue. En revanche, le duo Remendado/Dancaïre formé par István Horváth et Adrian Clarke est plus délicat à s'accorder, peu aidé au moment du Quintette par un orchestre et un chef invisibles (le premier capté chichement sur deux écrans latéraux, le second par des moniteurs derrière les gradins) tous deux bien loin des récentes prestations parisiennes du duo exemplaire formé par Boris Grappe et François Rougier (n'étaient-ils pas libres ?)

Grosse déception musicale, en revanche que le charcutage de cette spectaculaire Carmen ! Passons sur les reprises, étouffons-nous sur l'envoi ad patres des chœurs introductifs des II et III et de la portion ainsi congrue dévolue à l'excellent chœur, et finissons par nous étrangler sur l'impensable : comment un metteur en scène d'opéra peut-il avoir envie de se passer de l'irrésistible « Quant au douanier, c'est notre affaire » ! a beau faire tout ce qu'il peut pour coller sa lecture au dramatisme scénique, pour masquer les coutures, on ne pense qu'à une chose : pourquoi avoir ainsi chahuté la partition d'une des rares œuvres lyriques que l'on peut chanter intégralement sous la douche ! Cette Carmen de deux heures pile, sans entracte, presque sans dialogues parlés (la pincée qui en subsiste étant de toute façon inaudible), noie stupidement la validité d'une éventuelle édition DVD, comme son héroïne, dans l'eau du lac.

Crédits photographiques: Bregenzer Festspiele/Karl Forster

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