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Nelson Freire de retour dans Brahms

Un demi-siècle après un premier enregistrement légendaire, revient à la Troisième sonate opus 5 de , et nous en lègue une gravure à la fois flamboyante et d'une maturité splendide. Le complément de programme, consacré aux divers recueils de Klavierstücke, Intermezzi et autres Fantasien du maître hambourgeois, culmine en un opus 119 intégral et de haute volée.

La troisième (et déjà dernière) sonate pour piano en fa mineur op. 5 de fut qualifiée par Robert Schumann de « symphonie voilée » : composée à vingt ans à peine, elle constitue une sorte d'autoportrait musical du compositeur, jeune loup conquérant en quête de reconnaissance. Elle doit beaucoup à un certain romantisme « fantastique » et à des références littéraires implicites (E.T.A. Hoffmann, sans doute) ou directes, avec la citation poétique de Sternau en marge de l'Andante espressivo, sans doute une des plus belles « scènes » d'amour de tout le romantisme musical allemand. En droite ligne héritée des Kreisleriana de son mentor Schumann – le probable premier lecteur de la composition –, la sonate semble aussi, par sa virtuosité échevelée, regarder par moment vers la « musique de l'avenir » de l'école lisztienne. Cette œuvre a accompagné toute la carrière de et lui tient, à n'en pas douter, beaucoup à cœur : il l'a jouée en récital à quatorze ans à Rio de Janeiro, avant de partir étudier à Vienne sous la houlette de Bruno Seidhoffer. Elle figure aussi au programme de son tout premier disque enregistré en avril 1967 (réédité dans le coffret Sony de 2014).

Comparer l'artiste à lui-même, à un demi-siècle de distance, est passionnant. Si les options sont similaires (pianisme rayonnant, tour à tour symphonique ou intime, sens de l'aération d'une polyphonie et d'une construction touffues, tempi très allants de l'Andante et de sa réplique, l'Intermezzo « Ruckblick »), les interprétations ne sont pas pour autant exactement superposables. Tout d'abord, la reprise, très équilibrante, du premier mouvement, cette fois, est à juste titre observée. Par ailleurs, le de 23 ans semble en comparaison quelque peu brider le discours, comme par peur de trop solliciter le texte (ou de déranger la critique ?), alors qu'aujourd'hui, totalement libéré, reconnu et indépendant d'esprit, il assume une vision d'une verticalité granitique (les accords inauguraux, cinglants), d'une urgence dramatique impatiente (deuxième thème de l'Allegro maestoso initial), avec un sens confondant de la grande courbe (Andante) ou un emportement romantique assumé (Scherzo, coda époustouflante du finale). Sans doute, avec une prise de risque maximale, le pianiste brésilien privilégie-t-il aujourd'hui plus encore le geste unitaire lors d'enregistrements globaux, quitte par exemple à laisser passer quelques minimes scories sans gravité (surtout dans le Scherzo, avec une petite fausse note à 6 secondes). Bien entendu, d'autres approches de cette œuvre très riche sont possibles : la version plus pessimiste et philosophique de Claudio Arrau (Philips/Decca, à rééditer), les entrelacs discursifs et le contrôle absolu des plans sonores de Clifford Curzon (Decca), ou plus près de nous, le sens de la narration et la projection mélodique plus horizontale de Vincent Larderet, que nous avions fêtée il y a quelque mois (Ars Musici).

La seconde partie de ce disque est un peu conçue comme un programme de concert, culminant avec une vision tour à tour mélancolique et décantée (les trois premiers Intermezzi) ou puissamment tragique (la Rhapsodie finale) du dernier recueil des Klavierstücke op. 119 (1893), intenses moments de poésie intime dont Freire gomme tout aspect uniment automnal, un peu à la manière, jadis, d'un Stephen Kovacevich (Decca).

Pour retracer un digest de l'œuvre pianistique brahmsienne entre ces deux pôles qu'une vie sépare, le pianiste brésilien fait l'impasse sur la période médiane (les œuvres à variations) et concentre son itinéraire sur les divers recueils de maturité. Il compose ainsi son propre voyage intérieur strictement chronologique, retenant les pages que, sans doute, il préfère. Ces raccourcis et rapprochements sont très innovants et stimulants : la douleur secrète de l'Intermezzo op. 117 n°2, détaché de ses voisins de conception et d'édition, est encore plus probante, ainsi encadré par deux autres pages plus sereines puisées dans d'autres recueils (op. 116 n°4 et op. 118 n°2). Les effets de surprise sont donc garantis pour tout mélomane brahmsien aguerri, dont la mémoire anticipative sera parfois trompée aux dernières notes de certaines pages. Sur le plan de l'interprétation, le pianiste brésilien, plus lisse ici, n'atteint peut-être pas le niveau de fini pianistique, de mystère éphémère, d'émotion drue du sublime et récent album d'Arcadi Volodos (op. 76, 117 et 118, Sony, clef ResMusica). De même, pour les deux pages sélectionnées de l'opus 116, nous restons davantage séduits par les atmosphères plus chatoyantes de Wilhelm Kempff (par deux fois, Decca eloquence ou DGG) ou d'Anna Gourari (Berlin Classics).

Mais pour une Sonate op. 5 incandescente et un opus 119 très subtilement dosé et contrasté, voici un jalon important de la discographie brahmsienne récente, ponctué, en guise d'au revoir, par la célèbre Valse en la bémol op. 39 n°15, jouée ici avec un chic fou.

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