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Krystian Zimerman dans Schubert : le voyageur sans bagages

Voici près d'un quart de siècle que ne nous avait plus gratifiés du moindre disque en solo. Une longue attente pour un résultat discutable.


Certes, quelques enregistrements concertants (parfois discutables) ou de musique de chambre (les passionnants quintettes à clavier de Grazyna Bacewicz) ont émaillé entre-temps ce singulier parcours discographique d'un artiste fidèle depuis toujours à la DGG. Bien entendu, le pianiste polonais a continué une carrière de soliste : des concerts épars, au risque d'annulations ou de changement du tout au tout du programme, nous laissaient souvent, tant en salle que sur des sites de vidéos partagées, une curieuse impression de maniérisme, de pianisme exacerbé et soigné au détriment de la vérité première des œuvres. Cet enregistrement de studio réalisé en marge du soixantième anniversaire de l'artiste relève de la même sophistication touchant à l'artificialité.

Les nostalgiques du sublime disque consacré aux deux séries d'impromptus de (DGG-1990) par le même en seront pour leur frais : c'est ici, au fil des quatre-vingt-deux minutes de ce nouveau disque, une certaine sécheresse lapidaire qui règne en maîtresse. Le piano Steinway retenu a vu sa mécanique et son clavier modifiés pour parvenir à un toucher proche de ceux pratiqués sur les instruments d'époque (selon l'artiste), et s'est en quelque sorte « dégraissé » ; il est de surcroît capté de près dans une acoustique assez sèche. Le tout est ponctué par une étonnante et très parcimonieuse utilisation du jeu de pédales de la part du pianiste.

Il faudra, pour le mélomane tenté par ce voyage, abandonner toute référence à d'autres interprétations. Zimerman propose une lecture à des années-lumières de celles de Serkin, Lupu, Brendel, Leonskaya, Arrau, Dalberto, Uchida ou Pollini (pour ne citer que quelques artistes aux tempéraments très différents ayant signé des versions de référence pour ces deux œuvres), tant dans le refus du romantisme échevelé, que d'un cantabile le plus élémentaire voire par moment du moindre legato embryonnaire. Mais le pianiste polonais n'est pas pour autant plus proche du regard en amont, faisant de Schubert un héritier du classicisme comme le suggéraient  Christian Zacharias (Warner-EMI) ou  dans une approche plus historique mais follement colorée, Andreas Staier (Warner-Teldec) sur un piano intégralement d'époque. Bref, il s'agit ici de versions sans pareilles, laissant une impression mitigée entre admiration et malaise. Et après une bonne dizaine d'écoutes, nous avouons toujours ne pas nous familiariser avec certaines options pour le moins curieuses de cette interprétation certes très (voire trop) réfléchie, dominée par une trituration intellectuelle frisant l'obsession la plus artificieuse, loin du sens naturel discursif, mélodique ou dramatique de l'ultime Schubert.

Dès les premières mesures de la pénultième Sonate en la majeur D.959, on est  étonné par le refus obstiné du legato et par le détaché des batteries d'accord: sans doute Zimerman se réfère-t-il aux éditions « urtext » qui bannissent toute liaison abusive ou tout phrasé imaginaire ou falsifié. Mais comme le discours semble aussi remis à plat! Le tempo soutenu de l'Allegro initial ne laisse que peu de place aux arrière-plans psychologiques imaginés (la coda) par d'autres interprètes et ne va pas sans précipitation du trait (second groupe thématique, tant de l'exposition de la reprise comme de la réexposition) ou ailleurs, sans d'inévitables rallentandi un peu téléphonés. Par moment une certaine brutalité se fait jour (péroraison du Scherzo). La parfaite égalité voulue dans l'éclairage des différentes voix brouille paradoxalement le fil du discours, entre éléments principaux et secondaires, ou lors d'échanges d'éléments thématiques entre les voix. Dans l'Andantino, dont les phrasés des pans extrêmes sont de nouveau victimes d'un détaché un brin prosaïque, la section centrale mène à un climax de manière millimétrée mais d'un expressionnisme assez glacé par son emportement un brin factice. Quant au Rondo final, Zimerman n'en assume pas toujours l'éclairage varié des différents retours du refrain ou les références obliques aux mouvements précédents : loin des « divines longueurs » tant vantées par Schumann,  le mouvement s'enlise dans une certaine redondance, ce qui est un comble.

L'ultime Sonate en si bémol majeur D.960 use et abuse sans surprise des mêmes ficelles interprétatives. Dans de telles circonstances, les vingt minutes (avec la reprise) du Molto moderato initial seront laissées à l'appréciation et l'humeur du jour de chaque auditeur. Nous avouons, au fil des auditions répétées, avoir été parfois fasciné mais souvent irrité par autant de partis-pris de ce long mouvement liminaire, avec ces tempi fluctuants, ces maniérismes corsetés, et ce dramatisme de boudoir loin du précipice métamusical. On peut certes trouver l'approche captivante d'hypnotisme mais nous avouons aussi quelques difficultés à saisir le fil conducteur du discours : le wanderer schubertien semble ici égaré, et titube presque dans un paysage indifférent pas vraiment hostile et, bien entendu, encore moins souriant, au fil d'une inutile errance, loin de l'exploration des tréfonds de l'âme à laquelle invitent pourtant ces trilles grondant de manière récurrente dans le grave de l'instrument. L'Andante moderato, page sublime s'il en est, voit derechef  sa portée limitée par une présence sonore quelque peu appuyée ou ces arpèges de la main gauche immuablement détachés, comme autant de suprêmes coquetteries : nous regrettons tant et plus les claviers immatériels d'un Wilhelm Kempff (DGG) ou d'un Lazar Berman (long playing Emi à rééditer chez Warner). Les deux derniers mouvements, plus prévisibles, sont mieux venus, avec ce curieux et intéressant effet sonore sur la nuance forte piano de la note liminaire du final, réitéré à chaque réapparition du refrain. Mais globalement cette interprétation artificielle et instable de l'ultime sonate schubertienne nous semble très en retrait face à d'autres publications concomitantes, par exemple signées Maria Perrotta (Decca Italie) et surtout Dang Thai Son (Victor), artistes certes moins couverts par le battage médiatique autour d'une absence prolongée des studios d'enregistrement. Et ce, sans oublier quelques-uns des glorieux aînés déjà cités plus avant dans une liste loin d'être exhaustive.

En conclusion, voilà un disque qui s'est fait attendre durant un quart de siècle et nous laisse quelque peu sur notre faim. Des interprétations très particulières à laisser aux mélomanes schubertiens aguerris ou aux inconditionnels de , plutôt qu'aux novices taraudés par la curiosité.

 

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