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Le Quatuor Arditti de l’urgence de Rihm à la démesure de Xenakis

A Paris dans le cadre du Festival d'Automne, Irvine Arditti et le ont donné deux créations mondiales des compositrices et , et ont sidéré dans des œuvres majeures de Ligeti à Xenakis.

Si les membres du quatuor se sont renouvelés depuis, Irvin Arditti n'a jamais quitté la barre, portant toujours plus haut la qualité et les exigences d'interprétation. Il était soliste lors du première concert consacrant l'oeuvre de Brian Ferneyhough à la Maison de la Radio.

Lorsqu'il fut créé à la Biennale des Quatuors à cordes de la Cité de la Musique en janvier 2012 par les Arditti, le Quatuor n°13 de l'Allemand s'affichait au côté du Quatuor n°14 de Beethoven. Un voisinage qui semble avoir eu une incidence sur l'écriture roborative de cette nouvelle oeuvre chez un compositeur où les références à l'héritage sont totalement assumées. Le quatuor débute en effet par une fugue et développe une polyphonie aussi complexe que foisonnante, entre lyrisme et tension exacerbée. L'urgence et la puissance du discours, qui n'accorde que peu de répit aux quatre cordes, fascinent, tout comme la virtuosité insolente de ces interprètes de haut vol. Les lignes en aspérités instaurent différentes temporalités au sein d'un espace conflictuel et presque beethovénien.
La manière minimale autant que radicale de Mark André est tout autre. Maître du son liminaire, il entraîne l'auditeur dans ses mondes sonores intérieurs avec les Miniaturen (iv13) : entendez par là une treizième oeuvre « introvertie » où la matière sonore est explorée à la marge du silence. Des toux indécentes ont bien failli tout gâcher mais n'ont heureusement pas déstabilisé nos musiciens dans ce cheminement introspectif où chaque événement sonore appelle un mode de jeu spécifique – sourdines de plomb, plectres, pizzicati de main gauche… – et instaurent au fil des douze petites pièces une poétique sonore et un rapport au monde bien singuliers.
Dead wasp in the jam-jar (III) (Guêpes mortes dans un pot de confiture) de la compositrice romaine est une commande du Festival d'Automne, donnée en création mondiale dans la seconde partie de la soirée. C'est la troisième version d'une oeuvre écrite préalablement pour violon solo puis pour orchestre à cordes. Elle réclame un dispositif particulier et fait appel à l'électricité avec ces trois éoliennes qui trônent derrière les musiciens. Ils vont actionner des pédales pour leur déclenchement, jouer sur un fil tendu verticalement ou encore frotter avec un accessoire non identifié une surface de verre posée sur leur pupitre. évoque « une sorte d'espace sous-marin au plus profond de l'océan » s'agissant de son projet dont l'écriture d'une sophistication étrange et l'univers sonore bruité, bien loin de la source du quatuor à cordes, nous laissent un rien perplexe.
Longtemps les Arditti ont été les seuls interprètes à jouer les deux quatuors de Ligeti – les Bela et bien d'autres relèvent aujourd'hui le défi – et force est de constater que le Quatuor n°2 (1968) est beaucoup moins joué que le premier. Diabolique dit lui-même Ligeti, s'agissant de son premier mouvement, plus risqué peut-être que toute la musique entendue précédemment dans ce concert. La lecture des Arditti est fulgurante, dans les ruptures accusées, les métamorphoses de la matière sonore et la fragilité des textures liminales. Ils confèrent une dimension théâtrale au deuxième mouvement avec les jeux de registres et ces figures étranges qui animent la matière sonore. Ils excellent dans le troisième – Come un mecanismo de precisione – se jouant de la polyrythmie débridée, hérissée de pizzicati que Ligeti aime instaurer. Après les humeurs du Presto furioso sollicitant l'énergie du geste des quatre musiciens, l'Allegro con delicatezza donne à entendre, sous leurs archets ductiles, des bourdonnements d'insectes et la fantaisie de leurs trajectoires, à l'instar du maître Bartók qui invitait déjà son auditeur à tendre l'oreille aux rumeurs du monde.

On retrouve les Arditti sur cette même scène des Bouffes du Nord le lundi suivant, dans un programme où trois œuvres récentes, dont deux créations, voisinent l'unique quatuor de Xenakis, Tetras, une oeuvre aussi radicale que visionnaire que les Arditti ont créé en 1983.
Les références littéraires et hommages aux artistes et écrivains abondent chez la compositrice autrichienne à l'affût d'univers singuliers voire étranges dont se nourrit son imaginaire. Son troisième quatuor, In the realms of the unreal (2009), titre emprunté à Henry Darger, est un hommage à cet artiste américain (1892-1973), écrivain et peintre ayant vécu dans l'isolement total. Représentant d'un certain « art outsider », il est l'auteur de quelques 15000 pages manuscrites illustrées par des dessins et aquarelles – The story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion – retrouvées après sa mort. Le quatuor en un seul mouvement privilégie un registre clair et des textures légères aux lignes acérées empreintes d'une certaine candeur voire de tendresse peu familière à la compositrice. Avec l'alternance de plages lisses dans un temps suspendu et des séquences pulsées, joueuses et parcourues de fredons, la pièce est construite comme un rondo où le matériau semble constamment soumis à des anamorphoses. Jamais l'écoute ne se relâche dans le récit des ces choses fabuleuses teintées de féerie dont la compositrice semble ici lever le voile.
On ne quitte pas l'univers du Merveilleux avec qui, paradoxalement, cherche à capter le réel : « En écoutant la réalité avec une oreille d'insecte et une autre de géant, je cherche à la restituer dans une image de vent et de pierre » nous dit-il (in Responsorio del tenebre). Sa nouvelle oeuvre, Cosa resta, « … l'inventaire des biens d'Andrea del Sarto 1531 vérifié1570 », co-commande du Festival d'Automne, convoque le quatuor à cordes et un contre-ténor – exceptionnel . Dans cette pièce « virtuellement antiphonale » – les quatre cordes alternent en effet le plus souvent avec le contre-ténor – le chanteur énumère la liste des biens du sculpteur florentin avec cette manière plaintive et si sciarrinienne où la vocalité oscille entre le sonore et le verbal. L'expression aussi neutre que distanciée ménage quelques mouvements d'humeur/humour relayés par le jeu instrumental. Avec une clarté d'élocution étonnante, (le fils assurément) confère une sensualité troublante à « ces mots savoureux empruntés à la Renaissance » auxquels les sonorités un rien rouillées et grinçantes des Arditti donnent une certaine matérialité.
Ils ne sont pas sur scène en début de seconde partie puisque Sortilegio, l'oeuvre donnée en création mondiale d', sollicite la harpe (Virginie Tarrete) le cymbalum et les percussions (Laszlo Hudacsek) et l'électronique. La compositrice mexicaine use, voire abuse des techniques électroniques de modulation spectrale et traitement granulaire (Benjamin Miller est aux manettes) relayant une écriture instrumentale qui, certes, diversifie ses sonorités – le percussionniste explore systématiquement bois, métaux et peaux – mais peine à trouver une cohérence. La séquence la plus intéressante est ce duo sans électronique où harpe et cymbalum font fusionner leurs timbres dans un tressage inouï des deux sources sonores. Le waterphone, superbe instrument de percussion, ne manque pas son effet en fin de parcours mais ne renouvelle en rien l'intérêt des ces « sortilèges », certes beaucoup moins féériques que ceux de Ravel.
En revanche, Tetras (Quatre) de Iannis Xenakis nourri d'une pensée électronique qui irrigue l'écriture des quatre cordes, défie toujours notre écoute : glissades vertigineuses, pluie de pizzicati, fouillis de lignes aux dimensions orchestrales, aigus acérés et sonorités rugueuses animent un espace confinant à la saturation, par excès d'énergie, de matière, de mouvement et de timbre. La performance virtuose des Arditti, leur geste ample et puissant et la synergie de leurs archets sidèrent dans une oeuvre monstrueuse dont ils donnent ce soir la pleine démesure.

Crédit photographique : photo Astrid Karger

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