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Déconstruction et reconstruction, la danse de Jérôme Bel

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Après avoir portraituré de nombreux danseurs classiques ou contemporains, déconstruit puis reconstruit la danse, fait danser des amateurs ou des personnes handicapées, le chorégraphe fait l'objet d'un portrait grandeur nature pendant tout l'automne à Paris et en Île-de-France. Entretien à bâtons rompus…

Jérôme Bel

« Les professionnels, c'est à 95 % la croix et la bannière pour moi. Tout est rendu opaque par les apprentissages, la tradition, les habitudes, etc. »

ResMusica : Les Jeux Olympiques reviennent en France, 32 ans après Albertville. Qu'est-ce que cela fait au jeune homme qui mit en mouvement les cérémonies d'ouverture et de clôture des Jeux d'hiver aux côtés de Philippe Decouflé ?

 : C'est drôle ! Je viens de l'apprendre et cela m'a traversé l'esprit. J'ai repensé à Albertville et aux cérémonies. Je me suis demandé qui allait mettre en scène les cérémonies parisiennes. Bon… C'est dans 7 ans…

RM : Que reste-t-il de ce jeune homme aujourd'hui dans votre travail ?

JB : Cela a été un moment important car c'est là, alors que j'étais l'assistant de Philippe Découflé, que j'ai compris que je préférais organiser le spectacle plutôt que d'en être l'interprète. Cela a été une révélation. C‘est juste après que j'ai décidé de réfléchir à ce que je pourrais faire dans ce champ dit de la « danse contemporaine ». Peut-être que le jeune homme s'est éteint là afin de faire la place à un adulte qui allait s'exprimer lui-même.

RM : 1995, la Ménagerie de Verre, le spectacle vous a lancé et a marqué dans le même temps le mouvement créatif que l'on a abusivement qualifié de « non danse ». Pourquoi la déflagration a-t-elle été si forte à l'époque ?

JB : La pièce en a choqué plus d'un. Beaucoup de spectateurs étaient ulcérés en sortant du théâtre quand ils n‘avaient pas quitté la salle avant. C‘était un scandale. Donc tout le monde en a parlé, et surtout personne n'est resté indifférent à cette pièce qui, sous des dehors extrêmement articulés et distanciés, je l'ai compris plus tard, venait du refoulement inconscient d'un événement de ma vie privée d'une violence inouïe. Et je suis pratiquement sûr que c'est ce qui a semblé insupportable à certains spectateurs.

RM : Dans Shirtologie, en 1997, vous faites une pièce d'une accumulation de tee-shirts à message. Quel est votre message aujourd'hui ?

JB : Il y a plusieurs problématiques qui m'obsèdent, je dirais : le pouvoir, l'aliénation, l'émancipation, la représentation, le genre, l'inégalité, la communauté, la singularité, l'imaginaire de l'interprète, l'Histoire de la danse, la faiblesse, les questions théoriques du Théâtre, la performativité, l'improvisation, le désordre, le débordement, les règles, l'inconscient, l'incompréhensible, le sensible, l'intelligible, le politique…

RM : Véronique Doisneau, Pichet Klunchun, Lutz Förster, Cédric Andrieux, les portraits dansés dessinent un reflet sensible et réaliste de la vie des danseurs. Quelle est votre méthode d'écriture pour ces pièces à deux voix ?

JB : J'imagine la même que la vôtre. Je les soumets à une série de questions et à partir de leurs réponses, d'autres questions me viennent en tête. Je garde ce qui m'intéresse, j'en fais un montage. De là surviennent d'autres questions, certaines réponses peuvent rejoindre le texte qui est en train de s'écrire, et ainsi de suite jusqu'à un moment où il me semble apparaître un « arc dramaturgique » qui lierait tous ces éléments biographiques et professionnels exprimés par le ou la danseuse.

RM : Cette méthode se décline-t-elle de la même manière sur les autres formats de spectacle ?

JB : Non, pas du tout. Ces portraits étaient un travail en série, j'ai donc utilisé le même processus. Mais chaque pièce naît d'un processus différent. Je peux écrire moi-même toute la pièce et la monter avec les interprètes en une semaine, ou au contraire cela peut me prendre 2 ou 3 ans à chercher de manière plus empirique et/ou plus collective.

« Je peux écrire moi-même toute la pièce et la monter avec les interprètes en une semaine, ou au contraire cela peut me prendre 2 ou 3 ans à chercher de manière plus empirique et/ou plus collective. »

RM : Vous avez travaillé avec une compagnie d'acteurs handicapés dans Disabled Theater ou avec des danseurs amateurs dans Gala : qu'est-ce qui différencient ces interprètes de danseurs professionnels ? Avec lesquels préférez-vous travailler ?

JB : Les handicapés, sans la moindre hésitation. Ce sont pour moi les meilleurs performer avec lesquels j'ai travaillé. Ils m'ont amené au théâtre dont je rêvais, que j'avais théorisé mais que je n'arrivais pas à mettre en pratique. Ils sont sur scène comme aucun(e) acteur(rice) ne pourra jamais être. Seules Madeleine Renaud et Jeanne Moreau m'avaient donné la présence que ces acteurs handicapés du Theater Hora de Zurich m'ont donnée. Ils et elles sont sur scène, ici et maintenant. Il n'y a aucune dissimulation de quoi que ce soit et tout devient clair, n'importe quoi peut arriver et cela ne posera jamais de problème de compréhension, tout devient transparent. Il n'y a donc plus besoin de metteur en scène pour reconstruire artificiellement une réalité. Ils et elles sont dans le réel… sur scène, sur le réel de la scène. C‘est absolument prodigieux.

Les amateurs ne sont pas mal non plus je dois dire. Les professionnels, c'est à 95 % la croix et la bannière pour moi. Tout est rendu opaque par les apprentissages, la tradition, les habitudes, etc. Cela devient de plus en plus compliqué pour moi de travailler avec eux.

RM : À l'Opéra Garnier, certains spectateurs ont pris comme une provocation votre pièce Tombe. En était-ce une ?

JB : Pour la bourgeoisie parisienne dans ce qu'elle a de plus rancie qui constitue le public de Garnier, oui. C'était épouvantable. J'en garde un très mauvais souvenir, si bien que je n'allais même plus voir les représentations. Je crois que cela ne sert absolument à rien de jouer devant ce public, rien ne bougera chez eux. Je ne crois pas que je vais continuer à perdre mon temps dans ce type d'institution. Quand nous avons fait ensemble 3Abschied avec , basé sur Le Chant de la terre de Gustav Mahler dans la version d'Arnold Schoenberg, nous avons tourné dans des maisons d'Opéra en Europe et en Asie. Dans ce spectacle, j'étais dans la salle avec le public et c'était affreux. Je veux dire que ces gens-là ne bougeront jamais (plus ?) le petit doigt pour quoi que ce soit. Ils sont immobilisés dans leur confort, seulement soucieux de ne pas perdre leurs privilèges. Il me semble absolument inutile de travailler dans ces contextes.

RM : Qu'est-ce qui compte le plus pour vous, le concept ou la réalisation ?

JB : Je crois que le concept était premier au début. Maintenant, je peux être plus attentif à ce qui se passe avec les interprètes. Mon idée n'est plus première, elle peut sans problème être anéantie par la répétition qui va révéler quelque chose d'inattendu, ce qui commence à rendre dingue mes producteurs. Je leur dis que je vais travailler sur un truc précis et finalement je vais faire exactement le contraire !

RM : Vous échangez avec vos pairs par e-mail dans des correspondances fleuves. Comment la pensée chorégraphique et les affinités électives peuvent-elles se déployer à travers ce média ?

JB : Nous sommes de plus en plus occupés et nous avons maintenant des familles. Avant, on se retrouvait après les spectacles des uns et des autres, on pouvait passer la soirée à analyser ce que l'on venait de voir… Je n'ai même plus le temps d'aller voir mes propres spectacles, je préfère voir ceux des autres ! Mais il faut se lever tôt le matin pour préparer le petit-déjeuner des enfants et libérer la baby-sitter ou la grand-mère, donc il n'est plus question de longues conversations dans les cafés. Internet, les e-mails, les réseaux sociaux permettent de rester en contact malgré une vie parfois trop remplie.

RM : Quel est le ou la chorégraphe que vous admirez ?

JB : .

RM : Quel est le ou la danseuse qui vous a le plus épaté ?

JB : Julia Häusermann.

RM : Comment et où vous voyez-vous en 2024 ?

JB : Vieux, peut-être mort.

Crédit photographique : Image de une © Josefina Tomassi ; © Jasper Kettner

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