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Filippo Gorini dans les Variations Diabelli, Beethoven plus comédien que martyr

Pour son premier disque, , vingt-deux ans à peine, frappe un grand coup, avec une version à la fois cinglante et poétique des Variations Diabelli de Beethoven : par son originalité architecturale et son ordonnancement intelligent des climats entre ironie et sens tragique, cette version se hisse sans peine au sommet d'une discographie pourtant pléthorique et relevée.

s'est distingué il y a deux ans en remportant le premier prix de la Telekom-Beethoven competition de Bonn, où il fut acclamé non seulement déjà pour ses Variations Diabelli, mais aussi dans tout un éventail d'œuvres allant de Schubert à Thomas Adès en passant par Schoenberg ou Bartók. S'il a bénéficié de conseils de nombreux maîtres, il continue encore sa formation au conservatoire Donizetti de Bergame auprès de Maria Grazia Bellocchio, ou au Mozarteum de Salzbourg avec Pavel Gililov : il entretient aussi une relation privilégiée dans le travail, la réflexion et la filiation avec Alfred Brendel, qui l'a pris sous son aile protectrice.

On connaît l'anecdote : Diabelli, éditeur viennois, soumit un thème très simple, de sa composition, à tous les compositeurs de quelque renom actifs au sein de l'empire autrichien, pour l'écriture d'une seule variation destinée à l'élaboration d'une œuvre collective éditée au profit des veuves et orphelins des guerres napoléoniennes. Beethoven dédaigna la commande, puis se ravisa et décida de montrer comment son génie pouvait en transfigurer le matériau assez fruste par le métier et l'invention au fil de trente-trois variantes. Le titre allemand est plus explicite, s'agissant de Veränderungen, que l'on peut traduire par « modifications ». L'œuvre fut menée à bien en deux salves, les deux premiers tiers semblant achevés dès 1819, alors que les ultimes pages ne virent le jour qu'en 1823 ; elle est donc contemporaine à la fois des dernières sonates pour piano, ou des longues genèses de la Missa solemnis ou de la Neuvième symphonie.

Dans son texte de présentation,  insiste sur la « comédie » que représente ce jeu de masques. Il donne du plan global de l'œuvre une découpe originale en quatre phases, rappelant sommairement le plan d'une symphonie, la première énergique et directe (variations 1 à 10), la deuxième plus hésitante, mystérieuse ou diversifiée quant à son ambitus poétique (de 11 à 20), la pénultième entre illusion frénétique et sens parodique (de 21 à 28), pour arriver lors de l'ultime arc (variations 29 à 33) au cœur sublime de l'œuvre avec les trois variations mineures, la fugue en mi bémol venant se fracasser sur un trille fatal avant de rendre le thème à sa quintessence sublimée, où la valse initiale se voit mutée en un splendide menuet, bouclant la boucle par l'irréversibilité du temps musical. Cette remarquable analyse, assez détaillée et finement architecturée, se voit doublée en pratique d'une interprétation mâture, à la fois puissante et ciselée : la couleur du piano, idéale et jamais brutale même dans les fortissimi les plus affirmés, ne fait jamais oublier la franchise ou le modelé du dessin. Gorini prend l'œuvre à bras le corps, mais avec subtilité, fracassant le thème dès la marche péremptoire de la première variation, jouant le ton de l'évidente parodie tragi-comique (variations 9 ou 22, où Beethoven cite en exact rapport le Don Giovanni de Mozart), voire de l'auto-citation dans la sublime variation 14, Grave e maestoso, si proche du ton de l'opus 111, ou la plus lapidaire et mystérieuse vingtième, ou encore du regard dans le miroir du passé musical (sublime fughetta de la variation 24, dans l'héritage de Bach). La virtuosité est aussi au rendez-vous (ébouriffantes variations 23, 27 ou 28). Mais le sentiment pathétique et solitaire n'est pas pour autant oublié au fil des variations en mineur (29 à 31).

Bref, cette approche creusée et intelligente, pleine d'humour, de dérision, et mêlée d'une pointe de sens tragique, conjugue à merveille l'éternité de l'instant couplée à une vision globale de l'ensemble. En ce sens, elle renouvelle l'approche de l'œuvre et est à placer par sa singularité doublée d'un esprit de synthèse et d'une incroyable maturité aux côtés des versions, parfois multiples, de glorieux aînés, signées par Stephen Kovacevich, plus lapidaire (Decca ou Onyx), Alfred Brendel, plus expérimental (Brilliant ou Decca), Sviatoslav Richter, libertaire et direct lors de captations live (Decca ou Praga), Claudio Arrau, en marmoréen commandeur (Decca), ou Rudolf Serkin, plus classique (Sony).

Une interprétation aboutie et heureuse par son esprit de synthèse et son argumentation analytique et « po(ï)étique », magnifiée par une très agréable prise de son, assez globale, en exact rapport avec la vision (le terme n'est pas trop fort) qu'a Filippo Gorini de cette œuvre. Chapeau bas ! Rarement cinquante-sept minutes musicales auront paru aussi courtes.

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