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Promenade dans l’œuvre de Henri Duparc

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Les 170 ans de la naissance de , le 21 janvier 1848 à Paris, sont peut-être une occasion trop insignifiante pour que les lecteurs de ResMusica se voient infliger une notice biographique exhaustive de la vie de ce grand compositeur, mort en 1933. Mais que cet anniversaire bancal soit au moins le prétexte au survol d'une œuvre hélas essentiellement réduite aux célèbres dix-sept mélodies, et trop rarement enregistrée pour elle-même.

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Commençons par les chefs-d'œuvre. L'Invitation au voyage et La Vie antérieure, de 1870 et 1884 respectivement, marquent les deux extrémités de la vie créatrice de Duparc. Ni le jeune dépositaire de l'enseignement de qu'il était en 1870, bien avant D'Indy ou Chausson, ni le compositeur déjà notoire qu'il était en 1884, après dix ans à la tête de la Société Nationale de Musique, n'ont empêché l'homme de succomber à ses doutes et ses scrupules paralysants ; après La Vie antérieure, ne se trouvent plus dans son catalogue que des orchestrations et révisions de pièces existantes. Les deux seules rencontres de Duparc avec la poésie de Baudelaire, qui constituent sans doute aucun le sommet de sa production, et lui mériteraient à elles seules la reconnaissance de la postérité, ont toutefois manqué de peu d'être suivies d'une troisième pièce, sur le poème Recueillement (« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille »), dont nulle trace n'est parvenue jusqu'à nous. Est-ce le fait du compositeur, accablé par une exigence maladive et une perpétuelle insatisfaction au point que, dès les années 90 (sa correspondance en témoigne), il s'est mis à détruire systématiquement ses esquisses et œuvres non publiées ? Ou bien la partition a-t-elle disparu par le même coup du sort cruel, l'incendie de 1935, qui détruisit, avec la propriété familiale de Mondégourat, tous les papiers personnels du compositeur, expliquant d'ailleurs les lacunes de la recherche musicologique à son sujet ?

Jaillissement : L'invitation au voyage

L'Invitation au voyage a été composée pendant l'effervescence du siège de Paris, à l'automne 1870, par un jeune Duparc qui courait les barricades dans l'excitation et la frénésie anti-germanique du moment, et que n'a pas retenu longtemps le souvenir de sa passion pour Wagner, à qui il avait rendu visite en Suisse quelques mois auparavant. La douceur irréelle de la mélodie contraste avec ces ardeurs guerrières ; on y trouve tous les traits du génie du musicien, que caractérise avant tout la prodigieuse économie des moyens. Ce n'est pas un thème en tant que tel qui rend la ligne de chant mémorable, mais cette façon assez rapide de déclamer le texte, avec un art de la prosodie confondant, qui suit admirablement les inflexions du français. C'est au piano qu'il revient, en revanche, de compléter l'évocation, en donnant comme l'écho d'une atmosphère intérieure, la projection mouvante d'images passagères et subjectives, selon l'idée chère à Duparc, et qu'il répéta plusieurs fois par la suite, d'une musique du cœur, et non du cerveau. Dans une lettre à Alice Boissonnet de 1909, on trouve cette distinction ainsi résumée sous sa plume : « La musique que beaucoup écrivent maintenant n'a d'autre but – sous prétexte de rechercher la couleur – que de chatouiller les nerfs (parfois en les exaspérant) : c'est à eux, bien plus qu'au cœur, qu'elle s'adresse ; pour moi, c'est un art artificiel […]. La musique, la vraie musique – la seule – est la musique d'âme et d'émotion : l'art purement cérébral n'existe pas : il est ce que vous appelez si joliment « inutile ». »

DuparcCette recherche du sentiment vrai renvoie sans doute aussi à l'irritante habitude qu'a le compositeur de modifier le texte dont il se sert – ici, en supprimant l'intégralité de la deuxième strophe du poème de Baudelaire. Puisqu'une musique sincère ne peut s'accommoder d'être artificiellement prolongée, on ne s'étonnera pas que Duparc, dans sa recherche, ait préféré une forme resserrée, éliminant les vers qui laissaient son imagination plus indifférente, pour que les deux grandes idées musicales qui alternent (les accords brisés sur pédale, puis les arpèges scintillants dans l'aigu du piano) donnent toute leur sève sans jamais briser l'élan, le jaillissement de la musique. De fait, à l'audition, la mélodie se déroule d'un souffle, dans une rare continuité organique, sans le moindre appesantissement.

Quelques mots sur l'harmonie, remarquable elle aussi dans son originalité et son économie de moyens. Le balancement initial entre la tonalité principale et un accord altéré est le trait d'union parfait entre la mélodie à la française et le chromatisme franckiste. Mais Duparc possède aussi cette science, que l'on retrouve avec Debussy, d'exploiter toutes les potentialités musicales des motifs et des thèmes grâce à un jeu d'altérations infinitésimales, qui font avancer le discours, mais sans égarer l'auditeur. Relevons ici la trouvaille qui consiste à supprimer le martèlement régulier de la basse, à partir des « charmes si mystérieux », de sorte qu'on n'entend plus, pendant quelques mesures, que l'ondoiement des accords, en totale apesanteur, avec la ligne de chant comme ligne de basse. Admirable est aussi le retour marqué cantabile, à la main gauche du piano, du motif thématique principal, pendant le dernier refrain, qui comme un leitmotiv, vient parachever l'unité de ces cinq minutes de musique.

Couronnement : La Vie antérieure

De l'aube au crépuscule, il n'y a qu'un pas, et quatorze ans à franchir. Dans La Vie antérieure, Duparc a heureusement conservé l'entièreté du sonnet de Baudelaire ; non seulement il a réussi le tour de force de n'en pas dénaturer l'incomparable beauté, mais plus, il a su se laisser guider par le déploiement du texte pour inventer une forme musicale vraiment audacieuse dans le paysage mélodique français d'alors, une sorte de durchkomponiert sans aucune redite, simplement unifiée par un motif omniprésent de trois notes descendantes. Autre caractéristique frappante de cette mélodie : l'accompagnement du piano, profus comme jamais, animé d'une vie propre, et dont le pouvoir narratif transfigure la ligne vocale – que l'on pense par exemple à la vague gigantesque, cette « houle » pianistique qui précède immédiatement le sommet expressif de la pièce, « C'est là, c'est là ».

crass_jean_01Certes, dans cette forme en arche encadrée de quasi-silence, il faut admirer la puissance évocatrice de la première strophe – quatorze mesures d'une harmonie sonore et presque immuable, en écho aux « piliers droits et majestueux » –, la fougue du paroxysme – sans excès d'emphase –, et la peinture finale de la douleur – avec ses doubles appogiatures qui apportent des frottements chromatiques déchirants, et l'engloutissement final de ce monde fugitif dans le grave du piano. Mais la plus grande réussite est peut-être à chercher dans les passages intermédiaires, notamment celui où l'abîme s'entrouvre, sur « Au milieu de l'azur, des vagues ». Ce que Duparc offre ici à la voix n'est plus vraiment de la mélodie, c'est une mystérieuse cantillation : une progression presque égarée, de demi-ton en demi-ton, qui parvient, à force de glissements harmoniques, jusqu'à l'accord, implacable et funèbre, de mi bémol mineur, dans les extrêmes de la tessiture du piano, qui sonne comme un glas, et qu'on ne peut écouter sans frissonner.

Expériences : Au pays où se fait la guerre et Extase

Les réussites « baudelairiennes », si elles symbolisent l'accord parfait du texte et de la musique, ne devraient pas valoir l'oubli à d'autres accomplissements d'un talent trop éphémère. Les préférences de l'auteur de ces lignes vont à une mélodie dont le feint archaïsme modal et la veine poétique semblent annoncer le Ravel des Trois Chansons : il s'agit d'Au pays où se fait la guerre, d'après . Ici encore, piano et voix s'entrelacent à merveille ; à la noble pudeur des thèmes répond un accompagnement très économe, où tout sonne juste. Relevons aussi l'expérience d'Extase, sur un poème de Jean Lahor, dont les influences wagnériennes sont spécialement manifestes, mais où l'extrême raffinement des textures harmoniques n'empêche pas la mélodie de se déployer avec grâce.

Le demi-siècle de silence auquel fut réduit Duparc à la fin de sa vie fut pour lui une terrible épreuve, même si son origine sociale et son patrimoine personnel l'ont toujours préservé de la gêne. Sa peine à travailler, son besoin de composer impossible à assouvir, la tristesse de décevoir ses admirateurs, ses angoisses multiples, le firent basculer dans ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui une pulsion d'auto-destruction, dont ses lettres donnent le lugubre témoignage : « Je me suis décidé à liquider presque tous mes vieux meubles, tableaux, dessins, bibelots, japonaiseries – C'est un arrachement, c'est ma vie coupée par moi-même, » écrit-il par exemple à son frère Arthur en 1913. Le projet fut longtemps médité d'un opéra intitulé Roussalka, avec les mêmes emprunts mythologiques que celui de Dvořák ; mais l'échec répété des tentatives pour en achever l'écriture plongea le compositeur dans le désespoir et le mutisme musical. Seules ses amitiés fidèles avec quelques figures de la vie intellectuelle de son temps, comme le poète Francis Jammes, ou son unique élève, , ainsi qu'une foi vive, qu'il se découvrit à Lourdes au début des années 1900, lui furent ultimement de quelque réconfort.

Images libres de droit : Claude Gellée dit « le Lorrain », Port de Mer au Soleil couchant ; jeune ; en tenue d'officier.

Sources bibliographiques :

  • Rémy Stricker, Les mélodies de Duparc, Arles, Actes Sud, « Série Musique », 1996.
  • , Une amitié mystique, lettres à Francis Jammes et Charles de Bordeu, éd. Guy Ferchault, Mercure de France, Paris, 1944.
  • Henri Duparc, Lettres à Jean Cras, « le fils de mon âme », éd. Stéphane Topakian, Lyon, Éditions Symétrie, « Perpetuum mobile », 2010.
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