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À Paris, la Biennale de quatuors à cordes entre répertoire et créations

C'est autour de Vienne, où fut inauguré le genre du quatuor à cordes avec Haydn, Mozart et Beethoven, que tourne la programmation de la huitième édition de la . La manifestation, créée par la Cité de la Musique, est unique, et permet de constater, une fois encore, l'engouement du public pour un genre qui, depuis l'âge classique, ne cesse de stimuler l'intérêt des compositeurs. Sept créations, mondiales ou françaises, irriguent cette nouvelle édition où les phalanges les plus aguerries (Casals, Hagen, Arditti…) partagent la scène avec les plus jeunes d'entre elles (Hermès, Arod, Van Kuijk…).

C'est au jeune , après tout juste cinq ans d'existence, que revient l'honneur d'ouvrir les concerts de la Biennale, avec un programme très exigeant courant de Beethoven à . Bardés de récompenses, les jeunes Van Kuijk sont « Rising Stars » pour l'année 2018 où ils vont se produire sur les scènes les plus prestigieuses. Pour l'heure, ils débutent leur concert avec l'opus 18 n° 3 de Beethoven, une œuvre exigeante tant l'écriture emprunte déjà de nouveaux chemins. Malgré les tensions ressenties sous les archets, l'assise rythmique et l'énergie déployée laissent émerger le talent et la finesse des quatre musiciens. L'exécution des Cinq mouvements pour quatuor à cordes op. 5 d' (incarnant la seconde école de Vienne dûment présente au sein de la thématique) confirme ces qualités, donnant à entendre un grain et des textures sonores d'une grande variété. C'est avec la même fraîcheur et un bel élan qu'ils abordent la pièce d', En noir et or, son quatrième quatuor à cordes, joué en création française : autre défi pour la jeune phalange confrontée pour la première fois à l'écriture contemporaine. Le titre de la pièce est emprunté à la toile nocturne du peintre anglais James Abott Whistler traduisant, entre éclats, mouvement et fines traînées lumineuses, le spectacle d'un feu d'artifice. La fluidité des lignes, l'énergie du trait et la cinétique sont à l'œuvre dans une écriture éblouissante laissant émerger ces « lumières spéciales » dont nous parle Debussy. Autant de modes de jeu et de textures raffinées obtenues sur les cordes, dont , violoniste de formation, peaufine les couleurs et que les Van Kuijk restituent avec une aisance très prometteuse. Ils terminent leur concert avec rien moins que le Quatuor n° 14 « La jeune fille et la mort » de Schubert, un monument qu'ils abordent avec une maîtrise et un contrôle qui rassurent d'emblée. S'il manque au son la patine de l'âge, ce qu'on ne saurait leur reprocher, il faut saluer l'équilibre des pupitres, le sens de la forme et l'énergie du geste qu'ils exercent sans faillir jusqu'au dernier mouvement.

Le surlendemain, dans le même espace un rien confiné de l'Amphithéâtre, l'ultime quatuor à cordes du même Schubert (n° 15) est donné par le , après la création mondiale de Future Family, une pièce très surprenante, mais non moins réussie du compositeur tchèque : un scénario pour quatre acteurs sonores avec instruments à cordes en vingt-quatre mouvements, sous-titre-t-il. On pourrait y entendre un « Quatuor domestique » comme Richard Strauss écrit sa « Symphonie domestique », au vu des titres des mouvements : Speed, Small talk, Money, Heat, Bodies… Mais avec beaucoup de talent, d'invention et de finesse, Srnka va au-delà de l'anecdote, déployant dans chaque miniature de ce scénario des configurations sonores nouvelles qui tissent une dramaturgie étrange autant que savoureuse : telles ses petites « lyres » (des coupe-œufs en réalité) qui plongent l'écoute dans l'intimité du son à plusieurs reprises. L'œil est sollicité (le jeu à l'envers des deux violonistes, le geste circulaire sur les cordes, les archets fouettant l'air…) autant que l'oreille dans cette pantomime sonore d'un genre unique, que les Diotima animent avec un sérieux et une dextérité sidérants. On doit à leur maîtrise très fine des nouvelles techniques instrumentales sur les cordes l'acuité des sonorités imaginées par Srnka et le relief d'une écriture soigneusement ciselée.

Le Quatuor n° 15 de , dont le compositeur n'entendit de son vivant que le premier mouvement, est une autre aventure pour cette phalange qui se consacre habituellement à la musique d'aujourd'hui. De la même envergure que le Quatuor « La jeune fille et la mort », le « Quinzième » de Schubert accuse davantage encore le caractère obsessionnel (les trémolos dans les deux premiers mouvements) et l'instabilité du discours propulsé par un rythme souvent enragé. Si les Diotima déploient l'énergie souhaitée dans une œuvre toute en tension, c'est au niveau du son, de la ductilité des lignes, voire de la justesse, dans les élans peu maîtrisés d'un premier violon très exposé, que l'exécution pose problème. Dans un discours qui ne fait que s'exaspérer, les nuances sont souvent outrées jusqu'à la perte de contrôle, dommageable pour le son et la conduite formelle.

Pas de Biennale sans le , qui, hors thématique, inscrit à son répertoire pléthorique trois nouvelles œuvres données en création. De d'abord, Le supplice de Marsyas d'après Titien convoque une fois encore la peinture où s'origine le geste du compositeur. La scène peinte par Titien est ici des plus violentes, Apollon et son esclave scythe écorchant Marsyas, le satyre joueur d'aulos qui avait eu l'impudence de prétendre que son instrument pouvait rivaliser avec la lyre. Rarement la musique d' a porté l'énergie et le geste à un tel excès, façonnant une matière « à fleur de nerf », aux aigus acérés, agitée de tremblements, hérissée d'entre-chocs et soutenant une tension phénoménale dont les Arditti savent communiquer la juste démesure. En rupture cut, le dernier volet creuse avec une égale insistance une matière aux arêtes vives jusqu'à l'apparition de morphologies saturées, par excès d'énergie et de pression sur les cordes : masses sonores au grain sombre dont la monstruosité n'a d'égale que la violence hallucinée projetée sur la toile du peintre. Énergie et tension fibrent également l'écriture d'Entre les lignes, le premier quatuor à cordes de . Il est écrit pour les archets experts des Arditti qui exercent leur synergie dans les sections homorythmiques qu'affectionne le compositeur. Si l'on se perd un peu dans le dédale de la forme, l'écoute est toujours sollicitée par des morphologies nouvelles mises en tension par l'action des processus et l'élasticité du temps qui les traverse. Remarquables sont ces chutes vertigineuses d'une envergure orchestrale qui adviennent dans les dernières pages du quatuor, avant l'ultime « chorus » ponctuant tout en finesse la trajectoire sonore.

Loin des orientations stylistiques des deux premiers, le Quatuor n° 8 de est d'essence linéaire et en trois mouvements symétriques. Le compositeur écossais y déploie une polyphonie âpre et étrange que les Arditti restituent avec cette radicalité du geste qui leur est propre. Au gré d'une trajectoire toujours imprévisible, l'écriture fonctionne parfois sur la superposition de couches rythmiques d'où surgit une certaine complexité. Le mouvement central, plus lent et homogène, engendre des textures plus chatoyantes aux espaces microtonaux. Originale certes, l'œuvre se révèle quasi inclassable et un rien déconcertante.

Crédits photographiques : © Nikolaj Lund ; © Jérémie Mazenq ; © Astrid Karger

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