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Des voix dans la nuit : Vêpres de Rachmaninov à Notre-Dame de Paris

L'œuvre est rare et difficile, mais c'est pourtant celle que son compositeur faisait profession de préférer entre toutes ses créations. Ce soir, le chœur suisse Laudate Deum donne des Vêpres de Rachmaninov une lecture profonde, malgré quelques fragilités.

Les lumières s'éteignent, l'obscurité envahit Notre-Dame. Les chanteurs du entrent en file, éclairés chacun de la simple lueur d'une bougie. Du milieu du silence retentit alors la voix superbement timbrée d', idéalement projetée et chaleureuse, qui se répercute à loisir dans la nef de la cathédrale : c'est le prieur, dont les traits scandent la prière commune de l'office de la nuit – puisque, contrairement à ce que la traduction française du titre russe donne à penser, la musique des Vêpres correspond en fait à la prière des Vigiles, celle qui, dans la tradition chrétienne de la liturgie des Heures, est chantée quotidiennement au cœur des ténèbres nocturnes.

L'atmosphère recueillie, la majesté des voûtes gothiques, l'ampleur de la partition en imposent aux spectateurs qui écoutent sans une toux, captivés et graves, cette heure et demie de musique limpide et inspirée. Par-delà le style homophonique de l'écriture pour chœur, typiquement orthodoxe, et la pureté des mélodies, pour beaucoup issues du chant znamenny (qui est à l'Orient ce que le grégorien est à l'Occident), on reconnaît sans peine la patte de Rachmaninov qui, ici avec de simples accords parfaits, trouve à harmoniser de façon toujours nouvelle un « alleluya » à cinq temps (Blazhen muzh), ou construit des progressions implacables qui culminent dans la jubilation (Blagosloven yesi, Gospodi). L'on entrevoit également la fascination que ces litanies et cantiques bibliques, entrecroisés en une louange perpétuelle, ont exercée sur le compositeur, le poussant à rechercher, dans l'écriture a cappella, une manière épurée, sobre et franche – portée à un point sublime que ses autres œuvres n'ont pas toutes atteint.

Pour les interprètes, le danger serait de dérouler ces harmonies consonantes sans y prêter attention, d'ânonner les syllabes slavonnes sans en habiter le sens. Consciente que quelques pas de travers suffisent à ternir d'ennui cette musique lumineuse et vibrante, opte pour des tempi très malléables, et une direction énergique qui exige beaucoup des chanteurs. L'entrée en matière ne laisse personne indifférent. Sur l'éclatant Priidite poklonimsya (« Venez, adorons »), où chaque phrase commence par un élan vif, et se termine par une cadence dans le grave, introspective, les chanteurs cisèlent des nuances suaves, unissent étroitement leur timbre de voix, et trouvent à traduire avec grâce le double mouvement qui est au fondement de la prière : l'élévation vers Dieu, et le retour vers soi. Le mouvement suivant, Blagoslovi, dushe moya, avec ses teintes de mode lydien, est aussi le lieu d'oppositions convaincantes entre pupitres graves et aigus, à la jonction desquels se déploie un solo, parfait d'intensité, de l'alto .

Très sollicité en termes de concentration et de justesse, astreint à une endurance vocale extrême, le chœur accuse nettement la fatigue dans le dernier tiers de l'œuvre. Le pupitre des ténors, à la peine déjà dans sa tessiture sans cesse tendue, n'est plus guère soutenu par des voix de soprano qui s'aigrissent et perdent en homogénéité ; le grand « Magnificat » (Velichit dusha moya Gospoda) s'en trouve pâli. C'est dommage : on aurait voulu retenir plutôt ces éclats fugitifs de joie suprême tels que le chœur a su les transmettre au public, par exemple, dans le sommet d'expressivité du « Je vous salue, Marie » (Bogoroditse Devo), opportunément bissé au terme de ce périple musical.

Crédit photographique : Le (au centre, ) © Pierre Cornaz

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