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Les splendeurs de Grenade par Jordi Savall

Après Venise l'année dernière, c'est Grenade que le public parisien de la Cité de la Musique voit mise à l'honneur par , ses ensembles et ses invités.

Le royaume de Grenade a été fondé en 1013, et c'est à l'occasion de son millénaire que a élaboré ce programme qui, comme pour ceux de Venise ou du voyage d'Ibn Battuta, fait la part belle au métissage. C'est que Grenade, ville d'origine antique devenue foyer juif, est choisie comme nouvelle capitale d'un royaume musulman qui verra se succéder plusieurs dynasties, avant d'être finalement reconquise par les chrétiens à la fin du Moyen Âge. Pendant ces presque cinq siècles cohabitent, dans cette cité riche et splendide, les trois religions et les trois cultures, chacune se nourrissant des autres. La chronologie, assez complexe, est donnée par des surtitrages, qui servent aussi à traduire les paroles des chants et celles des textes d'époque en hébreu, en arabe et en espagnol dits par . Comme pour les concerts autour d'Ibn Battuta, ce dispositif, qui souffre ce soir de peu de ratés, permet une immersion complète dans le récit que constitue le concert, sans temps mort grâce à l'art des enchaînements musicaux, et sans distance grâce à une légère sonorisation.

Comme à son habitude, n'a pas hésité à mettre en œuvre une profusion d'instruments anciens (violes, harpes, guitares, percussions, chalemie… d') et traditionnels (oud, duduk, qanûn, santur et ney). Les excellents musiciens, habitués à jouer ensemble, vont jusqu'à improviser, et réalisent des ensembles d'une richesse sonore et d'une précision à couper le souffle. Le chef catalan a aussi fait appel à des chanteurs d'horizons variés.

Pour la tradition juive, la voix haut placée et affectée de (déjà entendu avec Savall à Sablé) représentant d'une tradition séfarade du Maroc, est au service de chants, invocations et lamentations, qui disent notamment l'éloignement de Jérusalem ou la souffrance des persécutions. Son entrée avec la flûte ney de en début de concert sur une lamentation du Cantique des cantiques est particulièrement saisissante, tout comme son duo de fin avec , pour une plainte arabo-andalouse illustrant la conversion forcée des musulmans en 1502.

et , portent la voix de la culture arabe. Mais c'est aussi par leur oud virtuose, omniprésent dans le concert, que cette coloration est donnée. Quant aux chanteurs de (Adriana Fernández, , , et ), ils donnent, avec beaucoup de conviction et dans une grande profusion musicale, des vilancicos et cantigas de l'Espagne chrétienne médiévale. On assiste par exemple à un saisissant récit de bataille, avec la cantiga d'Alphonse X Pero que seja a gente (justement enregistrée par Jordi Savall). Et, comme 1492 voit à la fois la chute du royaume de Grenade et le premier voyage transatlantique de Christophe Colomb, le concert s'ouvre à la fin sur de la musique Renaissance d'Amérique avec un vilancico de , montrant cette chrétienté espagnole triomphante déjà prête à de nouvelles hybridations artistiques.

Les très beaux tutti, d'une richesse exceptionnelle avec ces vint-cinq musiciens vibrant en commun, sont des moments particulièrement exaltants. En grande forme, avec toujours un instrument sur les genoux et des signes discrets pour assurer la cohésion de l'ensemble, Jordi Savall règne avec bienveillance sur la soirée. Sa prise de parole en fin de concert nous rappelle à la réalité : cette musique a aussi pour but de nous ramener à une Histoire qui se répète, y compris dans ses violences et ses horreurs, et doit nous aider à réagir.

La beauté de ce soir est en tout cas porteuse d'espoir, en mettant si puissamment en évidence la possibilité d'un dialogue des cultures passionnant et apaisé.

Crédits photographiques : © David Ignaszewski

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