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Le modèle et l’invention dans l’atelier de composition d’Olivier Messiaen

Un livre de musicologie, cela peut être froid, distant, comme un médecin légiste inspectant l'anatomie d'un corps sans vie. Ici, grâce à , et Christopher Brent-Murray, est montré tel qu'en lui-même, bien vivant, à sa table de travail.

À partir de la consultation des agendas personnels du Maître, « lieu du surgissement de l'idée musicale », les trois musicologues , et Christopher Brent-Murray (en se basant également sur un travail initiateur du compositeur Julian Anderson), ont mis au jour la matrice essentielle de la création du musicien. En effet, par des notes succinctes, Messiaen évoque en forme de travail préparatoire à ses nouvelles œuvres, tantôt un « rythme de Nuages – de Debussy », ou bien une couleur vocale « Jeanne d'Arc au Bûcher – de Honegger ». Comme un ethnomusicologue collectant les musiques de peuples lointains, Messiaen collecte des rythmes, des enchaînements harmoniques, des accords (couleurs) chez de nombreux compositeurs, pour ensuite les métamorphoser dans son propre langage, au travers de son propre spectre.

Des pistes auront été données par Messiaen lui-même à propos de ses emprunts, notamment dans son immense Traité de Rythme, de Couleur et d'Ornithologie. Sauf qu'en y regardant de plus près, nos trois musicologues/enquêteurs se sont rendus compte que les pistes étaient brouillées, que Messiaen omettait volontairement de citer certains compositeurs, dont on réalise au cours de l'ouvrage qu'ils sont une part essentielle de ses sources de collectage (Ravel notamment, qu'il s'agisse de Daphnis et Chloé ou du Tombeau de Couperin). Cependant, loin d'être un système de copie, il s'agirait plutôt de prisme déformant. En effet, impossible de reconnaître telle courbure mélodique d'un Rigaudon de Rameau dans les Vingt Regards, telle harmonie webernienne dans Île de Feu I ; impossible également de reconnaître ici un emprunt à Boris Godounov, là à Daphnis, au Sacre du Printemps… Tout est repensé, digéré par le rouleau-compresseur créatif d'. Penser l'emprunt fonctionne alors, non pas comme un moyen de gagner du temps de composition à peu de frais, mais comme le geste essentiel de la création. Le collectage devient la source, la manière dont Messiaen conçoit la création elle-même, dans la réinvention permanente d'un modèle existant. On comprend alors bien mieux les utilisations de chants d'oiseaux, de rythmes hindous ou de fragments de plain-chant, car cela fonctionne encore de la même manière, en tant que matériau pré-existant, socle de l'imaginaire.

L'ouvrage de Balmer, Lacôte et Brent-Murray est divisé en trois grandes sections. Tout d'abord, il débute par une importante introduction aux travaux (« Comprendre et formuler la technique de l'emprunt ») qui nous précise la manière dont sont articulés les différents types d'emprunts chez Messiaen : mélodique, rythmique, et harmonique. Par la suite, nous est proposée une section où sont présentés les modèles de Messiaen, et les spécificités ayant plus particulièrement retenu son attention : Debussy, Ravel, Massenet, Jolivet, « La galerie des modernes » (Honegger, Stravinsky, Prokofiev, Falla, Tournemire), l'École de Vienne, le Plain-chant, l'Inde (de l'article de Joanny Grosset dans l'encyclopédie d'Albert Lavignac), la « galerie ethnographique » d'autres musiques traditionnelles, et enfin le XVIIIe siècle de Rameau et Mozart. Puis une dernière section en miroir, où à partir de quelques extraits d'œuvres du Maître de la Trinité, l'emprunt et ses ramifications se trouvent être décortiquées dans l'autre sens au travers de : « L'Ange aux parfums » tiré des Corps Glorieux, le quatrième Rechant, Turangalîla I, et « Amen des Anges, des Saints, du chant des oiseaux » extrait des Visions de l'Amen.

Après la lecture de l'ouvrage, nous écoutons peut-être « mieux » Messiaen, avec plus d'acuité, plus de résonances, plus d'attention. Mais surtout, on entend peut-être encore mieux ce que la musique de Messiaen a d'unique, de profondément personnelle. Donnez à un compositeur la Danse Sacrale de Stravinsky, Canope de Debussy, et la Forlane de Ravel : qui réussira à en faire du Messiaen ?

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