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À Genève, une idée seule ne fait pas Carmen

Le Grand Théâtre de Genève ouvre sa nouvelle saison avec le populaire Carmen de . Si le public applaudit les airs qu'il connait, ses timides bravos le montre dubitatif quant à la mise en scène sans panache de .

L'idée de faire de l'homme du couple, déambulant devant la moquerie des soldats, le visage de la mort qui ne cessera de rôder autour des protagonistes est loin d'être mauvaise. Malheureusement, cette idée originale dans la mise en scène de ne suffit pas à une Carmen. Ni au personnage, ni à l'opéra. Quand la metteuse en scène lance que Carmen n'a qu'un seul intérêt, sa liberté, elle enfonce une porte ouverte. La musique de Bizet comme le livret ne disent que ça. Un précepte connu de tous les spectateurs. Alors, ou on cherche à explorer un point qui aurait pu lui échapper ou on se borne à lui raconter ce que les librettistes et le compositeur racontent. Et que voit-on à l'Opéra des Nations ? Un spectacle construit à l'économie.

Au moment où on nous rabat les oreilles que l'argent manque, qu'on doit faire des économies, nul doute que, dans cette production, le message est passé. Le décor () d'abord avec le plateau nu répandu d'un sable noir qu'on trouve sur les plages volcaniques, même si à Séville les éruptions volcaniques n'ont jamais défrayé la chronique locale, puis le panorama de la ville avec un fond de scène et son ciel immuablement noirs. Les ballots des contrebandiers ressemblent à de misérables sacs poubelle et les costumes (Andreas Schmidt-Futterer) sont tous noirs ou gris, sauf pour les enfants et les femmes protagonistes. C'est une vingtaine de tables qu'on déplace pour en faire le bistrot de Lillas Pastia, qu'on élève pour le corps de garde des soldats, qu'on dresse en demi-cercle pour l'arène de la corrida ou encore qu'on entasse pour figurer une montagne. Il y a eu les échelles, les roulottes, les néons, les chaises, les scènes totalement vides, voilà les tables !

Dans cette étrange et froide Espagne en noir et blanc, on espère que le vide de la scène sera habité par les protagonistes. Hélas, la direction d'acteurs quasi inexistante laisse les moins habiles en carafe. La fibre chorégraphique de Reinhild Hoffmann, dont le ballet « Callas » de l'an dernier à Genève nous avait tant enchanté, prend le dessus sur le théâtre dont elle ne domine pas les enjeux. Plus l'intrigue avance moins sa Carmen est espagnole. Le langage corporel altier de Carmen, avec sa fierté, son corps cambré, le menton et le regard levés, va s'amenuisant au fur et à mesure de la soirée pour donner à voir une femme à l'apparence brisée comme le sont les héroïnes verdiennes. Or Carmen est la seule femme victorieuse de tout l'art lyrique quand bien même elle paie sa victoire de sa vie. De même la jalousie de Don José est réelle, elle l'est plus par ce qu'il chante et dit que par ce qu'on lui fait jouer scéniquement. Quant au (toujours dans l'excellence de son chant) son jeu scénique sombre dans la convention. Quatre bonshommes qui s'avancent les bras tendus vers les cigarières pendant que quatre autres attendent d'avancer de la même manière dès que les premiers auront reculé, quelle indigence théâtrale !

Reste et l'opéra français par excellence : Carmen. Avec la plupart des chanteurs qui ne prononcent pas correctement notre langue, pourquoi avoir choisi la version opéra-bouffe avec les récitatifs parlés ? Avec (Carmen), on a une voix ; une belle puissance dans les aigus, un registre grave plus problématique mais avec un français parlé incompréhensible (sauf à lire les surtitres !) À ses côtés, le ténor français (Don José) imprime l'amour fou de son personnage de nuances qu'on aurait acclamées si ses moyens vocaux lui avaient permis de les exprimer pleinement. La basse italienne (Escamillo) campe un torréador à la voix inutilement grossie et peu lyrique qui, comme les précédents, est incompréhensible lorsqu'il parle (et chante) en français. Sans parler du baryton-basse Martin Winkler (Zuniga) à l'accent allemand à couper au couteau. Mal dirigée, la soprano (Micaëla) ne convainc pas dans son personnage et si la voix de la jeune femme possède du charme, son français parlé teinté d'accent anglo-saxon ne convient évidemment pas à l'affaire.

Pourtant, les plus petits rôles font entendre une langue de Molière intelligible. Comme celle d'Ivan Thirion (Le Dancaïre), même si le roulement des « r » n'est plus de mise. Et surtout, celle de la mezzo-soprano (Mercédès) très convaincante dans un rôle qu'elle tient avec talent (magnifique dans l'air des cartes). Avec une étendue vocale égale sur tout le registre, sa diction tant chantée que parlée est parfaite. Un régal qui la désigne tout naturellement au rôle-titre qu'elle tient en deuxième distribution.

Si le chœur des enfants reste toujours émouvant, celui de la , Danse et Théâtre s'avère excellemment bien préparé. Son Avec la garde montante est un moment de fraîcheur bienfaisante, comme l'un peu plus confus air Les voici ! Les voici ! du dernier acte.

Dans la fosse, sous la baguette de , l' sonne mieux dans l'ouverture et dans les intermèdes que dans l'accompagnement souvent trop discret des solistes. Reste qu'il est rageant de manquer ce rendez-vous avec l'un des plus beaux opéras du répertoire.

Crédits photographiques : © Magali Dougados

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