- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Stockhausen envoûte son auditoire de la Philharmonie avec Inori

Besoin de spiritualité, de boussole dans des temps jugés obscurs ? Le fait est que Stockhausen est régulièrement programmé en ce moment à Paris. Et il fallait bien le volume de la grande salle Pierre Boulez pour, devant un public nombreux et fervent, accueillir Inori (1973-1974), qui relève avant tout du rituel. Un événement, donc.

Une scène dominée par une plate-forme servant de piste à deux danseurs, sous laquelle va diriger , et une disposition inédite des instrumentistes, avec les aigus à droite et les graves à gauche : il y a de quoi être impressionné voire inquiet devant un tel dispositif. Car, ici, rien n'est laissé au hasard : de l'écriture aux éclairages, en passant par la plus infime des proportions spatiales de cette œuvre composée par un homme de foi. Tout est là : contrairement aux musiciens traditionnels, qui propulsent un ou des thèmes devant subir un certain nombre d'évolutions, Stockhausen annonce tout d'emblée, comme dans un accord originel. C'est ce qu'il appelle la formule : une matrice qui contient toute la pièce et se déplie comme un accordéon. Inori se présente aussi comme un condensé d'histoire de la musique, faisant se succéder le rythme, la dynamique, la mélodie, l'harmonie et la polyphonie, segments correspondant à autant de catégories dans l'ordre de l'univers : genèse, évolution, écho, silence, durée. Et comptez bien 71 à la noire, le rythme cardiaque idéal selon les médecins du Moyen Âge ! On a donc affaire à une musique unitaire, un art du nombre, cosmique, qui prend place à l'intérieur de la Création, faisant du musicien l'artisan de Dieu. Stockhausen le dit lui-même : « Ce que j'accomplis ne vient pas de moi. »

Cette pièce d'une durée de 70 minutes est sous-titrée « Adorations [ce que signifie le japonais inori] pour un ou deux solistes et orchestre ». Moment très impressionnant : au tout début du morceau, ces deux danseurs-mimes entrent dans la salle par une porte dérobée assez haut derrière la scène, s'avancent lentement l'un derrière l'autre et accèdent à leur espace en ayant survolé toute la scène sur une passerelle. L'homme et la femme, pieds nus, portent un sobre costume bleu sombre, sorte de kimono. Même économie dans leur gestuelle, magnifique : treize gestes de prière empruntés autant au rite chrétien qu'au yoga et aux postures du Bouddha. La plupart du temps, ils resteront agenouillés. Finalement, toute l'attention de l'auditeur-spectateur est happée par ce spectacle captivant de deux personnes lui faisant face et accomplissant leur chorégraphie ensemble. Doigts, mains et bras s'éloignent ou se rapprochent du cœur, incarnant et déclenchant durées, hauteurs et timbres : l'assemblée comprend que ce sont les danseurs qui mènent la musique et non l'inverse. Celle-ci, statique, assez monotone donc, mais ménageant quelques moments d'intensité, est très souvent dominée par l'extraordinaire résonance des bols japonais chantants disposés sur une table, juste devant le chef. Quelques instruments – trompette bouchée, cor, flûte… – se détachent régulièrement sur ce qui est moins une mélodie qu'un ressassement de quelques notes. Grande importance aussi de la percussion dans ce cérémonial. Parfois, le piano égrène quelques notes plutôt rafraîchissantes. On l'a compris, tout ici est symbole : au commencement est la note sol, à laquelle correspond un geste des mains devant le visage et la seule syllabe que prononcent les danseurs : hu, « le seul nom véritable de Dieu » et donc « le plus sacré parmi les sons ».

Très enthousiaste, le public salue longuement la performance des danseurs, celle de l'Orchestre de Lucerne, de ses solistes et de son chef, , imperturbable dans sa gestique horlogère.

Crédit photographique : K. Stockhausen dirigeant Inori à la Philharmonie de Cologne en 1989 © Archive of the Stockhausen

(Visited 1 121 times, 1 visits today)