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Théâtre intérieur et transdisciplinarité au festival Musica

La 35e édition de Musica (et dernière pour son directeur ) braque ses projecteurs sur les années 1960, une décennie de tous les bouleversements dont artistes et compositeurs se font l'écho.

Cinquante ans après, met en scène et en musique la mission d'Apollo 11 sur fond de rock progressif et chansons des « sixties ». Le spectacle Cosmos 1969 tourne depuis la saison dernière. Dans l'espace bien sonnant du Point d'Eau d'Ostwald, et sa compagnie Inouïe nous font revivre en sons et en image l'arrivée de Neil Armstrong sur la lune, associant à cette aventure le son des premiers synthétiseurs (Moog et EMS), placés à cour, tandis que batterie, guitares et claviers électriques sont à jardin pour servir les musiques des mythiques , Pink Floyd et autre King Crimson. Toute la troupe est en combinaison bleue Nasa, excepté , le maître d'œuvre de la « mission » en uniforme d'ingénieur, censé diriger les opérations de la tour de contrôle de Houston. Des sons d'archives de la Nasa, le compte à rebours gravé dans toutes les mémoires, constituent le socle authentique du voyage où ambiance sonore immersive (Vol translunaire) alterne avec les refrains des « sixties ». Mais le spectacle ne « décollerait » pas vraiment sans la performance impressionnante de la circassienne Fanny Austry, simulant l'apesanteur sur son chemin de métal, à la force des poignets et des chevilles. Aussi physique que chorégraphique (Chloé Moglia), sa prestation dans l'espace s'inscrit sur la musique des sphères de Thierry Balasse (Quanta Canta 1 et 2), une musique du flux, au temps long et suspendu. La création lumière très sophistiquée d'Yves Godin est un autre atout de cette virée cosmique. Elle s'achève sur la chanson Because des Beatles, avec les voix un rien nostalgiques d' et d'.

Machine-action

Les voix sont chauffées à blanc dans Homo Instrumentalis, le spectacle de la compagnie amstellodamoise Silbersee, qui investit la scène de la Cité de la musique et de la danse de Strasbourg. Cette odyssée transdisciplinaire, donnée en création à la Ruhrtriennale de Duisbourg en 2017, mobilise quatre chanteuses, quatre danseurs, la vidéo et l'électronique live. Homo Instrumentalis est un face à face aussi percutant que stimulant de l'homme et de la machine en quatre phases évolutives : L'homme créateur, L'homme industriel, L'homme cybernétique et Par-delà l'homme. Elles correspondent à quatre univers musicaux singuliers que le metteur en scène et directeur musical a choisi d'articuler au sein d'une même trajectoire. L'hymne hiératique (Ode to man I de ) est chanté par les quatre voix nues sur la toile sonore électronique (L'homme créateur). S'enchaîne sans autre transition La fabbrica illuminata (1964), œuvre contestataire de dont la mise en scène ne fait apparaître que le visage de la chanteuse au loin, tandis que les haut-parleurs projettent de manière frontale les voix des manifestants. Parties chorégraphique et musicale sont étroitement liées dans Machinations (version Silbersee 2017) de , une œuvre majeure du compositeur qui s'empare du texte de pour formuler ses interrogations sur le dire, le sens et le chant. Mais la machine ici s'interpose, qui concurrence, robotise les voix de femmes dans un processus délirant autant qu'inquiétant, que les quatre chanteuses entretiennent jusqu'à des seuils d'intensité. La chorégraphie, incluant la prestation d'un danseur hip-hop, n'est pas sans rappeler la stylisation de l'Américaine Trisha Brown. Cette vision sombre de l'humanité débouche sur le total sonore saturé (Ode to man II) où toute forme semble dissoute, n'était cette petite bougie vacillante et bien vivante qui focalise les regards, dans les dernières minutes d'une représentation dont on ne sort pas indemne.

Tragédie de l'écoute

Moins spectaculaire mais tout aussi radicale dans sa conception, l'action sonore de Io, frammento da Prometeo de , est donnée sous la voûte de l'église Saint-Paul. Trois ingénieurs du son de la SWR Experimentalstudio de Fribourg (la régie technique qui a assuré la création de l'œuvre à Venise en 1981) sont aux manettes pour modeler le son en temps réel, chaque interprète étant muni d'un micro. L' (douze voix mixtes magnifiquement préparées), trois voix féminines (Susanna Andersson, et Émilie Rose Bry) et deux solistes de l' (, flûte basse et Bogdan Sydorenko, clarinette contrebasse) sont réunis sous la direction de dont c'est la deuxième prestation très remarquée dans cette édition du festival. L'œuvre fait appel au livret de Massimo Cacciari compilant des fragments de textes d'Eschyle, Euripide, Hölderlin, Pindare, etc. S'y déploie une musique liminale, instable, discontinue, dans une concentration extrême des événements sonores : écriture vocale aux lignes escarpées, variations incessantes de volumes et d'intensité, décrochements brusques de registres animent un théâtre intérieur qui préfigure la « tragédie de l'écoute » du Prometeo (1985). Épurée, la partie instrumentale, dont l'électronique dessine très finement l'enveloppe sonore, relaie par intermittence les voix et  joue sur l'émission du souffle et l'image spectrale des sons multiphoniques. L'écoute est exigeante, le temps très étiré mais l'intensité toujours chevillée au geste de Léo Warynsky, exemplaire dans cette exécution qui relève de la performance.

Crédits photographiques : © Caroline Seidel (Homo instrumentalis) /

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