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Manfred Gurlitt, les Soldats et La Belle endormie

Avec « Les Soldats » de , l'Opéra de Nantes renouvelait, le 16 janvier, ce qui est désormais une tradition clairement établie de favoriser un répertoire en devenir, mésestimé ou injustement livré à l'oubli.

L'opéra de Gurlitt est ainsi la septième création depuis 1995 et la deuxième de la saison en cours, après celle de « Powder her face » du jeune compositeur britannique Thomas Ades, le 25 novembre dernier.

D'emblée, nous pourrions nous poser la question de l'origine de cette motivation à vouloir ainsi faire découvrir au public un répertoire que l'Histoire semblait avoir décidé de rejeter définitivement dans l'oubli. Mais c'est sans compter sur la passion d'un public connaisseur, toujours plus avide de nouvelles sensations musicales. C'est aussi ne pas tenir compte de l'esprit aussi aiguisé que perspicace d'une programmation courageuse. Et c'est enfin, bien entendu, se priver de saluer une distribution dont le travail s'est avéré exemplaire.

est né à Berlin le 6 septembre 1890, dans une famille d'artistes (un grand-père paysagiste et un grand-oncle compositeur). Il apprend la composition avec Engelbert Humperdinck au Conservatoire de sa ville natale, ainsi que la direction d'orchestre avec Carl Muck. Puis il est répétiteur à l'Opéra de Berlin en 1908 et au Festival de Bayreuth en 1911. Il est engagé comme chef d'orchestre à l'Opéra d'Essen, à celui d'Augsbourg puis à l'Opéra de Brême, où il restera de 1914 à 1927. Puis il est chef d'orchestre à l'Opéra de Berlin et à la Radio allemande. A quarante-trois ans, il est contraint de démissionner par le régime nazi, et il choisit de s'exiler au Japon, où il enseigne et dirige encore, jusqu'à ce que les nazis obtienne du gouvernement japonais sa mise à pied. Il fonde alors, à Tokyo, le Gurlitt Opera Co afin de faire découvrir au public nippon le répertoire allemand. Il meurt le 29 Avril 1972 à Tokyo, sans avoir réussi à imposer sa propre création.

Si l'on qualifie souvent Gurlitt de contemporain traditionnel et « Les Soldats » d'opéra théâtral, c'est que l'on a tendance à placer le compositeur dans la lignée de Strauss et Wagner, occupant « une position traditionaliste quant à l'esthétique, progressiste quant au contenu » [1]. Il parvient à redonner à l'œuvre de Jakob Lenz, qui se situe entre les Lumières et le Sturm und Drang, sa dimension théâtrale par une succession de miniatures « dix-huitièmistes ». Les vingt courtes scènes de la pièce éponyme sont liées par des interludes dans lesquels le compositeur développe des conversations lyriques passionnées, ponctuées d'airs, et de récitatifs. L'écriture de Gurlitt se situe à la lisière du dodécaphonisme et d'un classicisme résolument conservateur. Après Die Soldaten créé à Düsseldorf le 9 Novembre 1930, il faudra attendre le 16 Avril 1958 pour assister à la création à Dortmund de « Nana », d'après Emile Zola, ouvrage interdit par les nazis en 1933.

Pour la création française des « Soldats » que vient de donner l'Opéra de Nantes, il faut tout d'abord accorder une mention spéciale au travail de Daniel Dvorak dont les décors et les costumes ont souligné la dimension théâtrale de l'œuvre. La scène a été séparée en six parties voilées s'ouvrant et se refermant tour à tour sur des décors miniatures posés sur des rampes inclinées vers le public et coulissant. Ainsi l'alternance des scènes brèves est-elle plus aisée et rapide, tout en offrant par des jeux de lumières la possibilité de fixer l'attention des spectateurs qui peuvent ainsi voyager plus aisément dans l'espace et le temps qui séparent les différentes scènes. La mise en scène et les lumières du Tchèque Jiri Nekvasil, directeur de l'Opéra de Prague, ont pu ainsi se déployer dans un cadre parfaitement adapté.

Les appartements de la famille Wesener, à Lille, placés au centre du dispositif scénique, donnent encore plus de relief au personnage central de l'opéra, Marie, la jeune fille en proie aux jeux de séduction de ses différents prétendants. Ce rôle était interprété par (voir photo ci-contre avec Rod Nelmann dans le rôle de Wesener, le père). La chambre de Stolzius (Oldrich Kriz), à Armentières, placée à l'extrême gauche de la scène renforce le sentiment d'isolement du premier amant délaissé, étouffé par une mère trop possessive. Les quelques passages où les personnages occupent la totalité de l'avant scène se sont aussi avérés plus expressifs, notamment la scène du bar à soldats, à Armentières, où l'infâme Rammler (Guy-Etienne Giot) annonce à Stolzius, devant une assemblée de soldats ivres et goguenards, les manœuvres amoureuses du Baron Desporte () avec sa fiancée Marie. Les costumes et uniformes typiques de l'époque ont été rehaussés de maquillages affirmant la personnalité des personnages, particulièrement la Comtesse de la Roche (Gillian Webster) avec ses mains de vieille femme aux longs doigts noueux.

Sur le plan musical, j'avoue ma surprise dans le premier acte où la musique ne semble qu'accompagner, de façon intéressante certes, mais sans réelle implication la prestation des chanteurs. Le compositeur semble avoir voulu donner de l'importance à la mise en place des différents personnages et de l'histoire, peut-être pour en favoriser une meilleure compréhension. Un passage se démarque toutefois dans ce premier acte, celui où Wesener explique à sa fille Marie les dangers de l'amour et la met en garde contre les intentions du Baron Desporte (voir photo ci-dessus). La sévérité du père trahissant un amour incommensurable pour sa fille est ici musicalement et lyriquement mis en valeur par le ton très romantique et passionné. La soprano se montre d'ailleurs très convaincante et enchante tant par ses qualités lyriques que scéniques, sachant occuper l'espace et capter l'attention à chaque instant.

Au deuxième acte la présence de l'orchestre est renforcée, et c'est avec un plaisir non dissimulé que s'impose le personnage de la Comtesse de la Roche (Gillian Webster), tout d'abord en mère protectrice d'un fils, le Comte de la Roche (Curt Peterson), amoureux frustré d'une roturière, puis en femme d'action rendant visite aux Wesener afin de persuader Marie de mettre fin à ses relations avec son fils. Gurlitt utilise admirablement l'orchestre pour donner une dimension écrasante au personnage de la Comtesse face à la malheureuse roturière. L'expression lyrique est renforcée dans un style proche de celui d'un Richard Strauss. La fascination est totale.

Le troisième acte, très bref, compte deux scènes importantes. Celle où Stolzius, qui s'est engagé dans l'armée, empoisonne ses rivaux, puis lui-même, et la scène finale, où Wesener retrouve sa fille, qui a fini par fuir sa ville natale. Il ne la reconnaît pas tout de suite tant Marie est avilie par la faim et la crasse. Ce moment très fort renvoie à la scène où, au premier acte, Wesener mettait sa fille en garde contre les dangers de l'amour. Le père a pardonné la malheureuse qu'il n'avait pas su convaincre. Un banjo isolé marque l'instant comme pour renforcer la solitude d'un père et de sa fille face à la cruauté du monde représenté par l'orchestre entier.

L'importance que revêt cet opéra est indéniable pour la compréhension d'une Histoire de la musique et de ses courants. Cet ouvrage s'inscrit aussi dans une certaine actualité, celle de la condition féminine, des manigances d'une petite bourgeoisie arriviste et des travers des corporatismes de tous bords.

[1] – Livret du CD – Edition MUSICA REDIVIDA (extrait)

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