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Un reliquaire pour Ludwig van Beethoven

Festival de Quatuors à Cordes « Monum »

La Sainte Chapelle, on le sait, est l'un des plus grands joyaux de l'art religieux, et de toute l'architecture occidentale. Contrairement à une tradition qui la veut ressortissante au « gothique flamboyant », il convient de rappeler que son érection remonte… à saint Louis. En fait à l'apogée du gothique, comme la cathédrale saint Étienne de Bourges par exemple. Le terme de « flamboyant » désigne principalement une tendance ornementale poussée (entrelacs sur les roses et les lancettes), qui fit florès au XIV°, voire au XV° siècles. On est loin du compte ! Le roi croisé (XIII° siècle) voulait en faire un sanctuaire géant, pour protéger sa précieuse acquisition d'un morceau de la Couronne d'Épines. Au passage, il convient d'admirer cette inversion des propos – et des utilités – qui fait la beauté de l'Art : un reliquaire étant taillé comme une église ; à cette église-là d'être bâtie à l'image d'un reliquaire. C'est de l'orfèvrerie prenant possession de l'espace.

Ces préliminaires sont fondamentaux pour faire le lien avec l'activité musicale. Les bâtisseurs sont parvenus au miracle d'ajourer la quasi-totalité des murs, la tectonique appartenant ainsi aux vitraux, donc à la lumière divine. N'était l'odieux Palais de Justice qui vint plus tard étouffer le merveilleux monument comme une verrue géante, les contreforts assuraient ce qui était nécessaire : tenir – mais aux prix d'une étroitesse au sol, contrebalançant la prodigieuse élévation. Cette église sans égale n'ayant jamais eu la moindre vocation pastorale, il ne serait venu à l'idée de personne en ce temps d'y donner de la musique. La sainte Chapelle n'est ni Vézelay, ni Conques…

Bien intentionné – ce dont il faut le féliciter -, le Festival Monum choisit de donner du quatuor à cordes en cet écrin. Excellent pour l'image, l'apparat, la qualité de vie… Regrettable pour l'acoustique, évidemment : le son, enserré par une nef admirable mais exiguë, monte vers les splendides voûtes bleutées, sans même s'y réverbérer. Pire encore : il s'y noie, il s'y asphyxie, et ne retombe jamais sur les auditeurs. Seuls, donc, ceux des premiers rangs peuvent profiter des quelques projections en horizontale, et d'une image crédible ; les autres (quatre-vingts pour cent) doivent s'adonner à l'exercice d'une reconstitution, d'après une estoufade de monophonie. Voilà donc, pour l'aspect technique et esthétique : en desservant la musique, on dépare aussi le monument – cette absolue merveille dont nul n'eût jamais imaginé qu'elle pût constituer une gêne !

Mais le Kapellmeister d'Ariadne auf Naxos s'impatientant, jugeons maintenant sur pièces ; c'est à dire sur notes. Le Quatuor de Jérusalem appartient à cette juvénile lignée, qui comporte aussi les Belcea, les Johannes ; et, depuis le Concours de Bordeaux 2001, les quatre enchanteresses de Psophos. Pas encore dix ans, et déjà des prix significatifs, ainsi qu'un début de discographie chez EMI. Pour autant, et faisant l'effort de corriger les défauts acoustiques signalés plus haut, on n'a pas trouvé chez ces quatre jeunes garçons la flamme, cette modern and personal touch qui nous a tant frappé chez les trois ensembles précités. Non qu'ils déméritent, surtout dans Haydn. Seulement, à l'épreuve du redoutable Beethoven dernière manière, ils achoppent sur le plus difficile ; qui n'est pas la Prière dans le mode lydien (et pourtant…), mais bel et bien le Finale.

On ne bâtit pas aisément, il est vrai, une chapelle royale à cinq archivoltes, dès lors que l'ordonnancement (le plus courant) en quatre mouvements n'est plus respecté. Comme dans tous les derniers Beethoven, du reste – à la notable exception du plus déroutant, le seizième du nom. Le dernier vantail n'est pas seulement l'exutoire impérieusement appelé par le « Chant de reconnaissance à la divinité » que constitue le Molto Adagio central. C'est, bien plus, le condensé du discours tenu depuis le premier accord de l'Assai sostenuto initial lui-même ! Les Jérusalem ont parfaitement suivi la rhétorique beethovenienne depuis cette introduction, pourtant.

Le deuxième thème du premier Allegro est rendu avec un crémeux mêlé d'aigre tout à fait extraordinaire. Le caractère lugubre de l'entrée est très bien illustré par la netteté des silences et des raptus, jusqu'aux si « tchaïkovskiennes » dernières notes. Excellent, d'autant que le deuxième mouvement regarde nettement vers « Papa Haydn », ce que les quatre musiciens restituent avec franchise. C'est d'autant plus nécessaire que voulu par le compositeur lui-même : bien carré, le Ländler débouche sur une fabuleuse Musette, villageoise mais chromatique, que les artistes interprètent en maîtres sonneurs. De même que Schubert convoque le joueur de vielle pour clore son Voyage d'Hiver, Beethoven en appelle aux mélopées les plus populaires pour préparer sa longue supplique…

Cœur et pivot du Quinzième Quatuor, le Molto Adagio, on l'a écrit, porte le sous-titre exact de « Chant sacré d'action de grâces d'un convalescent à la divinité, dans le mode lydien ». Nanti d'une altération supplémentaire, ledit mode sied à l'une des plus intenses et plus impudiques confidences du compositeur. Le parallèle le plus flagrant vient de (encore !), avec son « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » des Sept dernières paroles de Notre Sauveur le Christ en croix ; dont il existe trois versions, dont une pour… quatuor à cordes. Les passages agitato, révolte avant le retour à la résignation, y sont également au nombre de deux. Les Jérusalem savent cette dialectique, mais n'appuient pas assez sur le contraste ; donnant à entendre – ce qui est un hommage, mais aussi un contresens – davantage du Schubert que du Beethoven.

La conclusion crescendo, avec cette voix de l'Innigkeit si propre à l'enfant de Bonn (le premier violon parlant évidemment en son nom) nous réconcilie avec les quatres jeunes hommes, qui savent orner l'insoutenable, à l'image du Divertimento « Puchberg » K 563 de Mozart… ou de la Sainte Chapelle elle-même. L'alla marcia, alla vivace reste la transition que l'on attend vers l'éruption, le cataclysme final. Bien ! Mais comme indiqué précédemment, celui-ci est raté. Point d'appassionato dans cet Allegro, mais plutôt de la nervosité brouillonne et gratuite. Loin, très loin, de la matière brute, à la fois broyée et en expansion, voulue part l'auteur – et sans quoi le « Chant sacré » perd tout son sens. Comme si l'on faisait un peut de vent d'autan du Terremoto des Sept dernières paroles haydniennes ! Le suppliant est remplacé par de l'allant, par la surface des choses : un déni de l'ultime Beethoven.

Cela est d'autant plus grave qu'en première partie, le Haydn choisi – n° 5 de cette grandiose et inépuisable œuvre 76 – a été un grand moment. Ce quatuor du maître d'Esterhàzy est tellement pré-beethovenien qu'on entend dans son Allegro initial des pré-échos du Neuvième « Rasoumovsky ». Le coup de génie de la programmation vient du Largo, véritable esquisse du… « Chant de reconnaissance dans le mode lydien » ! Son parcours modal et harmonique, étonnant et novateur, est divinement mis en place par le Quatuor Jérusalem. La tension est si vive, et si belle, que la banalité du Menuet est pardonnée. Trivialité du Menuet, pas du Trio : cette danse des sylphes quasi berliozienne (!) nous régale d'une partie de violoncelle superlative. Aux quartolets « alla zingarese » de conclure avec brio, ce faux vol du bourdon sertissant un fugato d'anthologie qui se tourne, là encore, davantage vers Beethoven que Dittersdorf. Du très grand Haydn – fondamental pour comprendre l'histoire du Quatuor -, et admirablement servi.

D'où vient alors la forte insatisfaction qu'on ressent en partant ? On l'a compris : la copie beethoveniènne est à revoir. La dernière partie du tout manquée, flanquant le tout lui-même par terre ; on n'est guère disposé à se montrer indulgent envers les sérieux handicaps acoustiques explicités au commencement. On ressort donc frustré, et chagrin. Ravi, certes, par un Haydn haut de gamme ; mais chiffonné par un Beethoven si « petit braquet » in fine, qu'il nous en est apparu comme conservé… dans un reliquaire.

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