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Johann Sebastian Bach, le Roi danse

« , tout de suite »… lit-on sur le livret d'accompagnement de ce double CD d'anthologie. Piquant jeu de mots auquel on ne peut répondre que par l'affirmative ! Oui : c'est tout de suite qu'il faut approcher, apprivoiser puis adopter cet enregistrement unique. « L'art de la suite », titre le commentateur Emmanuel Hondré à l'intérieur. On serait tenté d'ajouter : « l'art du beau disque ». Présentation de luxe, mais sans épate, coutumière du label Zig Zag Territoires : d'Anne Peultier on apprécie en particulier les cyprès stylisés et torturés, au vert envoûtant, qui évoquent tant les aquarelles de Gantner. Magnifique musique, magnifique interprétation, magnifique instrument, magnifique prise de son. Excès de dithyrambe ? Reprenons alors point par point.

Les recueils de Pièces pour le Clavier de Jean-Sébastien Bach sont depuis longtemps admis comme fondamentaux. Pour autant, si les Partitas (Suites « Allemandes ») connaissent une discographie digne d'elles, les cahiers des Suites

« Anglaises » et « Françaises» se font plus discrets. L'inévitable Gould a livré au piano une lecture pleine d'esprit, pétulante, de ces dernières. D'autres les ont faites, mais pas assez nombreux au regard de la valeur de cette musique. Française ? Voire. C'est beaucoup plus complexe. Compositeur humaniste, Bach a été suffisamment transnational pour qu'on se garde de compartimenter strictement. La Suite elle-même, certes, est d'origine hexagonale : c'est la suite de danses, tout simplement ; et art tout particulier du pays de France au XVII° siècle.

Attention toutefois : en Italie se développe alors la Sonata avec sa succession de mouvements qui, pour n'être pas à danser, son suffisamment variés pour s'interpoler. Bach connaissait à fond les travaux de Tartini, Sammartini, Frescobaldi – et les admirait assez pour ne pas tenter de ses les approprier avec son génie propre. Par ailleurs, si dans l'Allemagne des cours (comme en Russie au siècle suivant), goût français et bon goût sont synonymes, il y existe cependant un style particulier, à tel point que chacune des six présentes Suites débute par une… Allemande. A Cöthen qui vit naître tant de chefs d'œuvre (les Brandebourgeois, les Sonates et Partitas pour violon seul…), le musicien s'attelle aussi à la formation de ses proches et de sa seconde femme, Anna-Magadalena.

C'est dans le Petit Livre à elle dédié que le futur Cantor de Leipzig va insérer dès 1720 cinq des Suites Françaises. Les Anglaises sont légèrement antérieures, même si en elles aussi le mélange des écoles est patent. Du reste, on trouvera davantage de francité dans ces dernières, que dans celles qui nous intéressent avec leur succession de pièces sérieuses et gaies, souvent pétries d'influences transalpines (la manière de triller, la licenza de la reprise ornée…) ; si différentes de ce que consigna un Rameau par exemple. A quelques années près, on est en fait confronté au même miracle d'acculturation qu'avec les Goûts Réünis de Couperin (dont Decca vient d'enregistrer un parfait ratage de Christophe Rousset) ; l'organiste de Saint-Gervais étant beaucoup plus proche de Bach qu'on ne le soupçonne parfois.

Comment ne pas penser au Couperin des Ordres en effet lorsque, derrière ces Menuets, Gigues et autres Polonaises, se dessine – s'élève même, au sens tectonique – un monument de musique pure qui va bien au-delà des schèmes et des classifications ? Toujours attentif à la symbolique des nombres, l'enfant d'Eisenach se complaît à répartir les modes en deux lots de trois ; et d'emblée, les trois Suites en mineur repoussent les trois en majeur, aux trois dernières places chronologiques. Comme une montée vers la lumière, peut-être ? Quoi qu'il en soit, se garde de les jouer dans l'ordre, accroissant encore leur variété et leur richesse. Dès la première mesure de l'Allemande de la Cinquième Suite qui ouvre l'enregistrement, on reste cloué.

Et on en a entendu, du Bach sur clavecin ! Certaines fois, on n'en donnait pas tort à Colette, qui comparait le compositeur à une « machine à coudre », c'est dire… Avec Rannou, comme s'engouffre sans attendre la rafale salvatrice d'une tempête survenant après la monotone touffeur, c'est de sculpture en musique qu'il s'agit. Le modelé du son, la chair du toucher, la délicatesse du trille : tout en appelle à d'illustres devanciers (Verlet, qui porte le même prénom, Leonhardt, Grémy-Chauliac, Ross…), avec bien sûr une « patte » propre. A propos de Ross, c'est parfois son d'Anglebert ou son Forqueray qu'on croit entendre ici ; leur mélancholie fondue dans le génie de Bach – c'est un exploit de la claveciniste ! La beauté sans égale de son jeu trouve un répondant dans un instrument hors cote. Ce Sidey, lui aussi, envoie quelques mécaniques des décennies passées au musée de l'Homme. Rond d'harmoniques, tenant l'accord avec stabilité ; frais et boisé comme les cyprès d'Anne Peultier, il est le serviteur idéal de Rannou.

On ne félicitera jamais assez Franck Jaffrès pour sa prise de son. Pas d'étouffoir, pas de réverbération autre que naturelle ; un panoramique et une profondeur de champ qui laissent cette musique si évidente, si nécessaire à défaut d'être simple, prendre possession de la tête et du cœur. On lit avec avidité que entend graver les Suites Anglaises dans la même marque ; et aussi… du Couperin. Cela se sent, le grand François l'habite au plus profond de l'âme. De la concurrence pour Olivier Baumont ! un bonheur donc, l'émulation chez de tels artistes étant une chance et pour eux, et pour nous.

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