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Quatuor Johannes – Près du paradis ou première moisson que nul n’oublie

Quelle audace ! Pour leur premier enregistrement, de fabuleux mousquetaires-quartettistes se jettent à cor et à cri dans des partitions complexes, nébuleuses, pour ainsi dire crépusculaires, exigeant de la part de l’auditeur une attention soutenue de chaque instant. Outre deux musiciens ayant appartenu à la seconde Ecole de Vienne, Webern, Zemlinsky – à la condition expresse toutefois d’admettre que ce dernier en voie de réhabilitation définitive soit le quatrième « homme » de ce quarteron révolutionnaire -, un autre musicien estampillé « entarteter Komponist » ouvre ce programme providentiel. Hanss Eisler, adepte d’un sérialisme tortueux, fut un artiste engagé ayant migré en Allemagne de l’Est. Il est justement l’auteur de la musique de l’hymne de l’ex-RDA, caduc aujourd’hui ; de la musique du film emblématique d’Alain Resnais Nacht und Nebel sur l’Holocauste, de la Cantate Antifasciste. Il est quasiment occulté en France, à l’image d’un Paul Dessau. En vérité, c’est tout à un pan enfoui de la foisonnante culture Mitteleuropa auquel il s’agit de rendre justice. Le mélomane qui souhaite arpenter des chemins de traverse peu fréquentés se précipitera sur ce disque ambitieux : en effet, l’anthologie consacrée à ce créateur protéiforme (publiée chez Berlin Classics) n’est que … parcellaire et ne propose pas ce quatuor épatant.

Certes, très cérébral, ce dernier distille un mal de vivre lancinant ; il requiert plusieurs écoutes pour en élucider tous les mystères. Cantabile lugubre, enroulé autour d’un ostinato amer, c’est une musique sépulcrale. Fondée sur des tonalités titubantes, concassées, arasées. On a le sentiment étrange de basculer dans un hostile monde parallèle, comme violemment aspiré dans un trou noir – pour atterrir sur une plaine désertique, un cloaque fangeux, voire une planète brumeuse. Les Johannes se glissent courageusement dans cet impénétrable roncier de dissonances biscornues. Leur jeu acéré, corrosif, d’un dolorisme jamais complaisant, initie un parfait mouvement de reptation déstructurée pendant toute sa durée. C’est du Maurice Ohana avant la lettre, voire du Henry Cowell. On est proche également de l’esthétique âpre d’un Goldschmidt, quasi contemporain d’Eisler.

Webern aurait-il inventé la musique spectrale ? Rien de surprenant de la part de ce pionnier-alchimiste parti des ultimes retranchements du postromantisme rougeoyant, pour livrer de spectaculaires gemmes minimalistes. En témoignent ces cinq séquences comparables à du quartz tranchant (des fragments de mosaïque irradiant une luminosité « suffocante ») ; il édifie de monumentales charpentes sonores visant à une authentique épure harmonique. Les archets frémissants s’enflamment et cinglent à toute allure dans ces pièces à la précision diabolique, particulièrement épineuses. Ecouter à ce sujet l’énigmatique plage 6. Dans l’univers étincelant de Webern, toutes les ressources et techniques expressives sont mises à contribution : obsédants pizzicati, sul ponticello, mezza voce… On navigue sur un océan hallucinant constitué de tourbillons, vibrations, murmures et autres clapotis. Osons le dire, c’est du Bel Canto instrumental. Les cordes crissent, claquent et enflent pour imposer sans coup férir des interstices de silence étourdissant. Se profile l’ombre future de Dusapin, voire de Manoury ou Dufourt. De surcroît, le génie des Johannes est d’insuffler un charme palpable, une sensualité sauvage à ces pages intrinsèquement austères.

Enfin, le Deuxième quatuor de Zemlinsky. Partition cyclonique. Un seul bloc rageur qui débute par un mouvement atrabilaire. Si ce compositeur hypersensible a livré, via son opéra Der Zwerg, son lamento lyrique, on peut considérer ici qu’il a forgé un sombre lamento chambriste d’un impact tout aussi ravageur. Il s’enracine, sur le plan thématique, dans le terreau d’une autre œuvre bien connue : La Nuit Transfigurée de Schœnberg (version initiale pour sextuor à cordes). En quelque sorte, elle est son prolongement naturel, en dépit d’un lyrisme encore plus haletant, oppressant, ultratendu. Quoiqu’on ressente sans ambiguïté un désespoir sans fard et sans fond, une désillusion flagrante, des blessures béantes dont les causes probables sont multiples (exil, mésaventures dues à sa judaïté, fêlures sentimentales, décomposition politique du pays…) ; le dernier mouvement opère un brusque revirement. Survient un climat purifié presque apaisé, comme si après les tonalités hivernales, un espace bleu perçait à travers les nuages (vers 35’). Un retour à la vie, une paix précaire, un calme mortuaire, la pace dell ’avell’. Les Johannes, dignes compagnons de la lumière, auraient-ils par le plus étonnant des hasards, médité la dernière phrase de ce beau roman de l’Anglais Thomas Hardy, le Maire de Casterbridge : « le bonheur n’est qu’un épisode accidentel dans un drame fait tout entier de douleur » ? Il est permis de le croire.

En tous cas, force est de saluer l’incroyable performance de cette jeune formation qui n’a guère choisi la facilité. De vrais poètes. Ils n’hésitent à jouer la carte de la fragilité, de la vulnérabilité et parfois même, comble du paradoxe, de la jovialité roborative pour croiser le fer avec ces œuvres dépouillées. Ils ne sombrent jamais dans l’écueil de l’esbroufe, ou de la virtuosité par trop exhibitionniste. Et d’en délivrer avec une humilité qui les honore, une vision métaphysique. En un mot : un événement. On espère retrouver ces fins bretteurs dans d’autres musiques rares, par exemple Langaard, Weigl ou encore Skalkottas : ces deux derniers étant liés à l’émérite Schœnberg.

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