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À Toch et à raison

Encore un compositeur « maudit » par le troisième Reich qui fait actuellement un retour justifié sur le devant de la scène. Après l' « onde de Schœck » de Penthesilea, qui avait fait par ailleurs l'objet d'une publication chez Orfeo dans la captation de la Radio autrichienne au Festival de Salzbourg, les redécouvertes de Hans Gal ou de Gretchaninov, le temps est venu pour Pan Classics de consacrer (1887-1964). Car il reste du chemin à parcourir pour que ce compositeur devienne un tant soit peu populaire ou bénéficie ne serait-ce que d'une réhabilitation, tel Zemlinsky. On déplorera le manque d'informations des ouvrages spécialisés concernant cet autodidacte. Créateur indépendant et insolite, ce musicien dit « dégénéré », après de sérieuses études de médecine, préféra le traitement des sons à celui des corps.

Rêverie d'un promeneur solitaire, nomade post-romantique tardif, en compagnie de Bach et de Mozart, ses premières références, cet Américain d'origine autrichienne cultive un style très personnel, une écriture néoclassique, entre ciel et terre, jamais « rétro », une science des timbres arachnéenne située aux confins de la tonalité. Celle-ci est en effet ambiguë, élargie, en perpétuel basculement vers une atonalité diffuse, une pulsation frénétique, des rythmes brisés. A son actif, sept symphonies, une douzaine de quatuors, un bouquet de mélodies, deux opéras… Sa terre d'élection semble néanmoins chambriste, ce qu'illustre parfaitement le brillant florilège d'œuvres enregistrées ici, écrites entre 1925 et 1929. La montée de l'idéologie nazie, sa judaïté, une musique jugée révolutionnaire et décadente, le contraignent en 1933 à l'exil aux Etats-Unis. Il y produira de la musique de film avant de revivre par des compositions plus « savantes ». Pas de dogmatisme indigeste, ni de pesanteur amidonnée chez ce libre-penseur. Pourtant, plusieurs écoutes sont recommandables afin que ces partitions euphoniques aux mélodies rocailleuses, claustrales, d'une sécheresse parfois aride, ourlées d'un contrepoint sévère, dévoilent leur lyrisme sidéral, aux antipodes des étincelantes ramures instrumentales de Schreker.

Ciselé par la direction survoltée, pointue de , le déroutant Concerto pour violoncelle est un puzzle émietté, un fantasmatique labyrinthe, une nébuleuse sonore. Loin de l'exercice abstrait, cette étude déconcertante se révèle une mosaïque d'éclats de cristaux, ou de saphirs brisés, le tout immergé dans une lumière blafarde qui vient mourir sur chaque accord. Le Viennois a taillé à coups de burin une symphonie da camera dans laquelle se faufilent les percussions et les vents, très sollicités ; le violoncelle est prééminent, comme s'il bataillait ferme pour imposer ses arabesques démantelées. Il s'engouffre dans une spirale apocalyptique, des horizons ravagés à l'air vicié qui auraient pour noms l'abandon, la solitude, l'errance nocturne. Sur un tel terreau, Toch a fait fleurir des harmonies calcinées, ténébreuses, rugueuses. Dans la mouvance de Hindemith, de Busoni – en plus sauvage – ou de Rudi Stephan (celui de Liebeszauber). En somme, presque une rhétorique musicale de la ruine. Ainsi l'Adagio, pathétique lento religioso, développe-t-il une suffocante cantilène avec interventions désolées du hautbois ; toute velléité de lyrisme solaire est parquée aux extrémités du pourtour orchestral. Dans les passages allegro, on sent poindre une révolte, une hargne viscérale, voire une rage animale ; elle s'empare du violoncelle : fabuleux  ! Il joue la carte de ce désenchantement poétique, jeu sobre, nuancé, rigoureux, doux ; en même temps, aplomb dans la cinglance réfrigérante de ces pages inflexibles, notamment les ultimes mesures scandées par le martèlement des timbales.

L'austère Divertimento, d'une concision et d'un ascétisme « webernien » à la tonalité diluée, est plus en retrait. En revanche, Toch renoue dans la Sonate pour violoncelle et piano avec une liberté de ton, enjoué et badin, une rythmique déhanchée avec un dernier mouvement irrésistible, un scherzo fantasque, caustique, exercice de haute voltige virtuose dans la lignée de Schulhoff. Ce qui parachève ce panorama édifiant d'un compositeur singulier. Du coup, la relative brièveté du disque (48 minutes) n'est pas rédhibitoire, considérant l'impact de ces raretés, qui évoqueraient la gangue rude du langage déstructuré du Néerlandais Henk Badings. Admirablement servi par des solistes aguerris à ce répertoire peu fréquenté, Pan Classics ressuscitera sûrement en temps voulu l'un des opus lyriques de ce musicien énigmatique, son opéra féerique Die Prinzessin auf Erbse ou son capriccio théâtral Der Fächer.

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