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Bernard Lehmann – L’Orchestre dans tous ses éclats

Bernard Lehmann a travaillé cinq ans sur son livre auprès des orchestres les plus prestigieux de Paris. Tous les musiciens qui les composent sont issus à plus de 80 % des conservatoires supérieurs nationaux de musique de Lyon et de Paris, antichambres et nids des meilleurs éléments que doit constituer un orchestre de très grande qualité et de renommée internationale.

L’ouvrage nous dévoile comment des hommes et des femmes d’horizons sociaux très différents doivent apprendre à travailler ensemble tout en satisfaisant un public qui n’aspire qu’à rêver. On perçoit combien dans cette microsociété de l’orchestre, les amitiés ne se mélangent pas, chacun restant dans sa «famille» : les cordes entre elles, les vents de leur côté et les «pièces rapportées» que sont la percussion, les harpes, les guitares ou autres mandolines restent très isolées.

Les entretiens de terrain révèlent les frustrations des «cordes» perdues dans la masse sonore appelée vase. Bien que placées au premier rang de l’organisation scénique, elles s’imaginent n’être que des figurants. Souvent issus de famille de notables ou de musiciens, ils apparaissent hautains, «intellos» et méprisants aux yeux du reste de l’orchestre, à l’exception des contrebassistes qui se révèlent être les parents pauvres des cordes (lire La Contrebasse de Patrick Süskind, Fayard, 1989). Les revendications de certains instrumentistes à cordes fondées sur leur désœuvrement face au sentiment d’«abandon dans la masse sonore» prêtent à rire lorsque l’on revient indûment aux chapitres des rémunérations de ces musiciens d’orchestre de grand renom. Nous comprenons alors mieux l’attitude et l’obstination d’un musicien tel qu’André Rieu dans son désir d’ascension sociale. Tuttiste «élu» d’un orchestre de province dirigé par son père, il prend le risque de quitter ce monde d’«intégristes» menant une petite vie de fonctionnaires pour devenir un «businessman» de la grande musique. Derrière sa volonté de faire descendre cette dernière dans la rue, il revendique fièrement d’avoir créé son propre public (lire l’article «Violon business» de J.-J. Bozonnet paru dans Le Monde du 20 mai 2003). Le comportement des instrumentistes de l’harmonie oscille, quant à lui, entre celui des fanfares militaires et celui, jovial et «bon camarade», des bandas. Traditionnellement issus de familles ouvrières, ces musiciens vivent mieux leur ascension sociale au rang de soliste que parmi les cordes. Plus d’un reste encore étonné de disposer aussi facilement d’un tel salaire.

Les moments où règne un semblant de connivence entre tous ces musiciens s’expriment à travers les chahuts et les tensions dirigés contre le chef d’orchestre lors des répétitions. Ce dernier intervient alors comme un chef de meute, la partition n’est pas son seul souci, il mène aussi son petit monde à la baguette pour que tous s’accordent et rentrent dans l’ordre. L’observation ethnologique du profane (le public) face au sacré (l’orchestre) nous permet de deviner en partie pourquoi existent les inquiétudes actuelles du monde de la musique classique. La position rituelle du chef face à l’orchestre, comme un prêtre officiant une messe, s’oppose à celle d’un public qui ne peut participer que d’une façon passive de non-initié, exclu de ce qui est en train de se vivre et qui n’aura le droit de s’exprimer qu’au moment béni des applaudissements après s’être acquitté des deniers du culte. Voilà pourquoi certains compositeurs contemporains intègrent dorénavant les musiciens dans le public pour désacraliser cette mise en scène quasi mystique. Les chefs d’orchestre n’hésitent pas non plus aujourd’hui à inviter des classes scolaires à assister aux répétitions et à organiser des «concerts déjeuner». Ces actions replacent les musiciens dans la Cité en leur offrant l’opportunité de se faire apprécier plus largement. Il n’en demeure pas moins vrai que ces musiciens sont en droit d’avoir à leur disposition de véritables lieux d’expression à la hauteur de leur travail et en accord avec leur rôle social.

Ainsi que précisé en deuxième de couverture, ce livre s’adresse aux niveaux d’étude universitaire, professionnel et spécialiste, sous la dénomination d’anthropologie sociale et culturelle, sociologie de l’art. Il n’en reste pas moins abordable tant dans son style direct par les enquêtes de terrain que par les commentaires de l’auteur, qui jamais ne prend parti et reste un observateur objectif de cette part peu connue mais essentielle du monde de la musique.

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