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Dans la famille Chung, Lucille

, créateur mystique, excentrique, reste encore par trop délaissé en France. Il n'est que de constater le manque d'égard envers ses trois Symphonies, par exemple. En revanche, il est davantage servi par le disque. Lucille Chung peut s'enorgueillir de bouleverser la discographie existante. Cette ex-enfant prodige affronte, à dix ans (en 1983), le dix-neuvième Concerto pour piano de Mozart avec l'Orchestre Symphonique de Montréal : débuts prometteurs laissant augurer d'une personnalité attachante. L'objet du nouveau CD est d'offrir un florilège de pièces pour piano d'une difficulté démoniaque. Après un album Ligeti, l'artiste canadienne au charmant minois nous convie à une vivifiante randonnée en compagnie de Scriabine au langage résolument moderne, voire futuriste. Elle gravit, avec feu et brio, ses sentiers escarpés aux sinuosités éprouvantes.

Mutine, Lucille Chung confie un jour à la presse avec une humilité teintée d'humour, le profil du récital idéal selon elle : outre Ligeti, son interprète de dilection, semble t-il, elle convoquerait Scriabine, Liszt et la Fantaisie de Schumann. Le présent enregistrement fait office de « divertissement », de saine récréation alliée au bonheur de partager sa passion ! Les terrifiants écueils de ces partitions extrêmes ne la déstabilisent pas outre mesure. Lucille Chung déjoue chaque piège avec une apparente et déconcertante facilité. Récusant tout hédonisme sonore, elle aménage des passerelles et de secrètes affinités avec diverses esthétiques passées ou à venir. Les Préludes de l'opus 11 sont vingt-quatre gemmes jaculatoires ; certains d'entre eux – écoutez les plages 5, 8, 16 – trahissent une dette évidente envers Chopin. Par-delà la rigoureuse architecture qui les sous-tend, l'artiste d'origine coréenne épouse avec spontanéité, panache, la rare complexité des pièces qu'elle a sélectionnées, leur atypique polymorphisme : méditatif, torturé, révolté, transi, lunatique, languide. Elle pare ses vitraux pianistiques de furtives couleurs impressionnistes, voire post-wagnériennes. Jusque dans les pages nerveuses ou agressives, elle réussit la gageure de dessiner de lumineuses aquarelles fauréennes, sans chercher à martyriser la ligne instrumentale, ni se départir d'une sensibilité exacerbée. Toute la modernité du musicien visionnaire surgit tout à coup, au gré d'un prélude de l'opus 16 (plage 25) , elle décrypte avec un art consommé des nuances symbolistes, un énigmatique poème debussyste. Dans les Danses de l'opus 73, apparaissent en filigrane les œuvres avant-gardistes de Mossolov), voire de Schulhoff.

Le sommet du disque est le poème flamboyant Vers la flamme, miniature fantastique qui rappelle le Liszt ultime, celui de la Bagatelle sans tonalité de 1885. Partition audacieuse, fascinante, à la tonalité erratique, il y règne une ardente ivresse chromatique, des volutes harmoniques reptiliennes, épileptiques. Le piano est acculé dans ses ultimes retranchements. Cette pièce pourrait avoir été composée par un névrosé ayant quitté depuis longtemps les sphères du rationnel, ou un dangereux psychopathe du clavier, sous effet d'un narcotique puissant. C'est un sans faute de Miss Chung, qui réalise l'exploit de disqualifier Horowitz lui-même (Sony classical). Elle dévoile ici encore une agilité technique spectaculaire qui ne vise jamais l'effet superfétatoire, et relie Vers la flamme à deux autres partitions tout aussi démentielles : la fantaisie orientale Islamey de Balakirev et le Scherzo diabolico de Charles Valentin Alkan. Jeu frondeur, dévastateur, rebelle de Lucille Chung, en complète communion avec l'essence « occulte » de ce morceau illuminé. Celui-ci s'apparente à un rituel orgiaque, une bacchanale luciférienne, une messe noire. Scriabine est-il attiré par le surnaturel, les sciences ésotériques et divinatoires, ce que l'on nomme aujourd'hui le style « gore » ou « trash » ? En tout cas, pour la frénésie cosmique de ces 4 mn 59 s., il faut posséder ce disque.

Rarement pianiste se révèle investie d'un tel sens foudroyant de la pulsation… symphonique. J'ajoute à cela appoggiatures hoquetantes, netteté des attaques, grandeur épique, précision des reliefs et surplombs mélodiques, rejet de toute lecture ultra cérébrale et de virtuosité hyper calculée. Un apport majeur de la discographie de ce romantique tardif. Dans l'attente programmée d'un enregistrement d'Olivier Messiaen, la digitalité caressante de Lucille Chung serait idéale pour certains poèmes français pour piano, tel le Chant de la Mer, ballade marine de Gustave Samazeuilh.

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