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Le Diable et le bon Dieu

Auditorium, Alexander Dmitriev, Vladislav Tchernouchenko

Pour ce programme réunissant trois grands noms de la musique russe, auxquels viennent s’ajouter ceux des interprètes communément associés à ce répertoire, l’Auditorium de Dijon retrouve le plein d’affluence. De Moussorgski, cette Nuit de la Saint-Jean n’est autre que la version originale (1867) – et rarement jouée — d’une Nuit sur le Mont Chauve. Nous citons, là, l’œuvre instrumentale la plus connue et la plus populaire du compositeur (avec les Tableaux d’une Exposition), du moins dans sa version revue en 1886 par Rimski-Korsakov. Alors, faut-il incriminer notre mémoire encombrée de cette fameuse version ou une relative — mais réelle — faiblesse de l’orchestration dans la version originale, à laquelle vient s’ajouter une certaine mollesse de direction de la part du chef de chœur Tchernouchenko ? Toujours est-il que, en dépit d’une belle homogénéité de l’orchestre et d’une lecture sans faille, cette interprétation ne nous donne pas pleine et entière satisfaction. On eût souhaité un tempo plus allant dans le « Cortège de Satan  », une dynamique plus contrastée dans la «  glorification maléfique » dudit « Satan » ainsi que dans le « Sabbat ». Ce dernier épisode, presque trop « sage » n’exprimant pas tout le « grinçant » et le grotesque voulus par « toute cette racaille diabolique qui se mélange dans une confusion totale » ainsi que le dépeint Moussorgski. Et puis, naturellement, nous manque — autre force de l’habitude — le bel épilogue apaisant de la version 1886, qui répond bien à notre tournure d’esprit occidentale : prompte à s’enflammer pour tout débordement chaotique — voire « chienlitique » des instincts, mais toujours désireuse et ravie des retours au calme.

Exit violons, altos, clarinettes… pour la Symphonie de psaumes de Stravinski, et entrée remarquable — et remarquée — du chœur « Capella », par l’élégance du placement, l’originalité de la disposition, la splendeur des costumes de scène : longues robes tout de camaïeu d’or pour les femmes, blouses noires à parement d’or et pantalon noir pour les hommes. La qualité vocale — époustouflante — viendra, très vite, confirmer ce sentiment de perfection. La présence du chœur semble d’ailleurs doper son chef attitré, le maestro Tchernouchenko, soudain plus à l’aise. Cette œuvre (1930), de nature paraliturgique, résulte de deux facteurs principaux : une sorte de crise mystique traversée alors par le compositeur depuis quelques années et la commande de son ami Koussevitski, à la tête de l’orchestre de Boston, pour la célébration du jubilé de cet ensemble. Ainsi va naître la « Symphonie de Psaumes », composée « à la gloire de Dieu » et « dédiée au Boston Symphony orchestra ». Les textes, en latin, sont extraits des psaumes 38 (exaudi orationem meam) et 39 (expectans expectavi) de la Vulgate ; le psaume 150 (Laudate dominum) étant saisi dans son intégralité. La volonté du compositeur d’évoquer une religiosité sinon froide et « objective », du moins dépourvue de tout affect sentimental le conduit, par exemple, à écarter de l’orchestre les instruments susceptibles, selon lui, de suggérer une certaine volupté… Etonnant, dans ces conditions, qu’il n’ait pas été frappé par le caractère particulièrement « voluptueux » des entrées de la double fugue, confiée aux hautbois et aux flûtes, qui ouvre le second volet de la partition. De même qu’on ne peut nier le pouvoir émotionnel de la déclamation chorale, pure tradition de la liturgie orthodoxe, tant dans la clameur que dans le murmure ; une émotion qui culmine dans le Tempo largo final, où la musique, sur un ostinato de quatre notes et le support des voix d’hommes et du chœur en alternance, puis de l’orchestre seul, prend la mesure de l’éternité…

Autres « tintinnabulements » avec la somptueuse et ambitieuse cantate-oratorio de Rachmaninov : Les Cloches (1913) que l’illustre pianiste-compositeur considérait, à juste titre, comme l’une de ses plus belles réussites. Conçue pour orchestre symphonique, chœur et trois solistes vocaux (soprano, ténor et baryton), cette pièce évoque les quatre âges de la vie : le baptême, le mariage, les « épreuves de la vie » (illustrées par le tocsin) et la mort… La direction énergique, électrisante, d’Alexander Dmitriev fait donner, ici, toute sa mesure à cette philharmonie de Saint-Petersbourg qui sonne enfin, magnifiquement, de tous ses pupitres. Et le chœur n’est pas en reste, fier de ses cinq siècles d’existence, qui, grandiose, déploie un éventail de sonorités et une richesse de timbres fabuleux. Il est l’incarnation même de ce chant russe, qui, dans la diversité de son inspiration et l’authenticité de sa tradition sait — si bien — nous émouvoir… La seule réserve à formuler concernerait les solistes : un ténor dont la prestation est perçue comme juste « correcte » car manquant de puissance, une soprano au vibrato survitaminé et à la justesse parfois approximative. Cependant, un baryton-basse excellent en tout point qui, eu égard à son apparente jeunesse, semble manifestement promis à une belle carrière, Migunov …

C’était, là, le premier concert d’une tournée en France de cet orchestre de Saint-Petersbourg, qui doit se produire successivement : à Besançon (28/11), Annecy (29/11), Metz (30/11), Bordeaux (2/12), Bourges (3/12), Paris, enfin, le 4/12 (TCE), avec quelques variantes de programmation. Ainsi, le concert parisien permettra-t-il d’entendre le pianiste Nelson Freire dans le 2e concerto de Rachmaninov. Au cours de cette soirée, hommage officiel devrait être rendu à Evgueni Svetlanov, décédé il y a quelques mois et initialement pressenti pour diriger cette tournée programmée de longue date. Nul doute que, durant le Lento final des « Cloches », traversé d’un glas funèbre, planera l’ombre du grand chef disparu…

Crédit photographique : (c) DR

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